Conflit entre le Président italien et le gouvernement

par Jacques Sapir

Le conflit entre le Président italien et le gouvernement : une répétition du conflit Mac Mahon – Gambetta ?

Depuis le vendredi 25 mai se développe un conflit constitutionnel et une polémique politique particulièrement vive en Italie opposant le Président, M. Mattarella aux deux dirigeants des partis sortis vainqueurs des élections (MM Luca Di Maio et Matteo Salvini) et au Premier-ministre désigné, M. Conte. L’objet de cette polémique est le droit que s’arroge le Président de la République de refuser d’entériner la nomination de Paolo Savona au poste de Ministre des Finances. Le conflit porte sur l’interprétation des pouvoirs du Président. Il n’est pas sans rappeler celui qui opposa, en France et en 1877, le Président de la République, le Maréchal Mac Mahon, connu pour ses idées monarchistes, aux républicains emmenés par Gambetta, Simon et Grévy, qui étaient majoritaires à la Chambre des Députés. Ce qui se joue donc ici est à la fois le respect de la démocratie, le respect du principe de légitimité lié à la souveraineté populaire, mais aussi l’avenir de l’Italie.

L’opposition du Président Mattarella à la nomination de M. Savona.

Premier-ministre désigné, M. Conte a formé son gouvernement, appuyé par les deux partis majoritaires au Parlement Italien, le M5S et la Lega. Il a nommé M. Paolo Savona, un ancien Ministre de l’industrie, un ancien dirigeant de la Cofindustria (le MEDEF italien), mais surtout une personnalité connue pour ses positions très largement eurosceptiques et anti-Euro[1]. Le Président a immédiatement refusé de valider ce choix, provoquant la crise politique[2]. Le Premier-ministre désigné et les dirigeants des partis de majorité semblent vouloir faire de la nomination de M. Savona un « casus belli ».

Le Président italien s’appuie sur son rôle de garant des traités internationaux pour refuser de contresigner la nomination de M. Savona[3]. Mais, en a-t-il le droit ? Il est bien précisé, dans l’article 92 de la Constitution, qu’il nomme les Ministres sur proposition du Premier-ministre[4]. Le Président Mattarella fut un grand juriste. Il fut à l’origine du changement du mode de scrutin adopté en 1993, un mode de scrutin qui fut aboli par une nouvelle loi de 2005[5]. Pourtant il devrait se souvenir de ce qu’écrivait Costantino Mortati, l’un des rédacteurs de la Constitution italienne : « La proposition des ministres faite par le Premier ministre désigné doit être considérée comme strictement contraignante pour le chef de l’État »[6]. Le refus de contresigner une nomination ne pourrait se justifier que dans le cas de condamnations criminelles ou de conflits d’intérêt par trop évident. Il est donc clair, concernant M. Savona, que ce n’est pas cela que le Président Mattarella a en tête. Il faut alors se souvenir des déclarations de Jean-Claude Juncker lors de l’élection grecque de janvier 2015[7] : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Cette révélatrice déclaration date de l’élection grecque du 25 janvier 2015.

On voit ici que le Président Mattarella fait écho à cette déclaration, assez odieuse, de Jean-Claude Juncker. Il interprète ses fonctions comme devant garantir l’éternité d’un traité face à la volonté des électeurs. Ce faisant, il ne s’oppose pas seulement à la souveraineté populaire, qui s’est exprimée lors du vote du 4 mars 2018 ; il s’oppose aussi à la souveraineté nationale, dont la souveraineté populaire est un mode d’exercice, en s’opposant de fait à la volonté du Premier-ministre désigné au nom du respect d’un traité.

On le voit bien, il y a un comportement général des dirigeants de l’UE, mais aussi des dirigeants « européistes » (voire « euroïnomanes » comme le disent les collègues italiens), qui appelle une réaction d’ensemble parce que ce comportement conteste cette liberté qu’est la souveraineté[8].

Se soumettre ou se démettre ?

Le Président Mattarella a-t-il ouvert une crise constitutionnelle en Italie ? On peut imaginer diverses issues à la crise actuelle. Tout d’abord, le Premier-ministre peut retirer son choix et en présenter un autre. Mais, s’il le fait, il prend acte de la supériorité des traités européens sur sa propre action et sa légitimité sera réduite à néant. Par ailleurs, la Lega s’est largement engagée dans le soutien à M. Savona. Il est peu probable qu’elle accepte cette solution, et elle brisera alors l’alliance avec le M5S. Cela devrait conduire à de nouvelles élections. Ensuite, le Président peut finalement accepter de contresigner cette nomination, tout en émettant des réserves de principes et en se présentant comme le garant des traités. Ce serait la solution la plus sage. Mais, elle impliquerait un recul public de M. Mattarella, qui affaiblirait son autorité. Enfin, on peut rester dans le conflit, et, à ce moment-là, c’est la personne de Mattarella qui concentrera les critiques.

De ce point de vue, la situation en Italie n’est pas sans rappeler celle que connut la France en 1877 quand le Président Mac Mahon demanda la démission du républicain Jules Simon et nomma à sa place le monarchiste Albert de Broglie, alors que les républicains étaient majoritaires à la Chambre des Députés. De Broglie n’obtint pas la majorité, et Mac Mahon prononça la dissolution de la Chambre[9]. Ces élections se tinrent dans un climat de crise constitutionnelle dont il faut retenir le discours de Léon Gambetta le 15 août à Lille : « Je devais plus particulièrement le dire ici, dans ce département qui, parmi les autres, tient la tête dans les questions d’affaires et de politique. Je devais le dire ici pour vous mettre en garde contre certains bruits qui ont été répandus et dont on alimente la basse presse, à savoir que si le suffrage universel dans sa souveraineté, je ne dirai pas dans la liberté de ses votes, puisqu’on fera tout pour restreindre cette liberté, mais dans sa volonté plénière, renomme une majorité républicaine, on n’en tiendra aucun compte.

Ah! tenez, Messieurs, on a beau dire ces choses ou plutôt les donner à entendre, avec l’espoir de ranimer par là le courage défaillant de ses auxiliaires et de remporter ainsi la victoire : ce sont là de ces choses qu’on ne dit que lorsqu’on va à la bataille; mais, quand on en revient et que le destin a prononcé, c’est différent ! Que dis-je, le destin ? Quand la seule autorité devant laquelle il faut que tous s’inclinent aura prononcé, ne croyez pas que personne soit de taille à lui tenir tête. Ne croyez pas que quand ces millions de Français, paysans, ouvriers, bourgeois, électeurs de la libre terre française, auront fait leur choix, et précisément dans les termes où la question est posée ; ne croyez pas que quand ils auront indiqué leur préférence et fait connaître leur volonté, ne croyez pas que lorsque tant de millions de Français auront parlé, il y ait personne, à quelque degré de l’échelle politique ou administrative qu’il soit placé, qui puisse résister.

Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre.[10]»

C’est, naturellement, la phrase finale de ce discours que l’histoire a retenue : « se soumettre ou se démettre ».

Une crise fondatrice ?

Tel pourrait bien être le sort du Président Mattarella. On sait que Mac Mahon se soumit d’abord, puis se démis, en 1879. Cette crise constitutionnelle fut fondatrice, en France, pour l’interprétation des lois constitutionnelles de la Troisième République. Si une crise analogue devait survenir en Italie, elle aurait – aussi – un élément fondateur pour la souveraineté de l’Italie face aux institutions européennes.

On le voit, souveraineté populaire et souveraineté nationale sont indissolublement liées. Cela, Gambetta l’avait compris. L’absence, pour l’instant, de réaction publique des forces de gauche en France, et de la France Insoumise en particulier, semble montrer que les héritiers moraux de Léon Gambetta dans notre pays n’ont pas compris les leçons de ce dernier.


[1] Voir http://www.lalibre.be/actu/international/paolo-savona-candidat-pour-l-economie-en-italie-qui-pense-que-l-euro-est-une-cage-allemande-5b0706c85532858b924f106b et http://www.ilgiornale.it/news/politica/guida-pratica-uscire-dalleuro-ecco-piano-anti-ue-savona-1532739.html

[2] Voir la note rédigée par Maxime Izoulet à l’adresse : https://monnaieprix.hypotheses.org/428

[3] Voir art. 87 de la Constitution, https://it.wikisource.org/wiki/Italia,_Repubblica_-_Costituzione

[4] « Il Governo della Repubblica è composto del Presidente del Consiglio e dei ministri, che costituiscono insieme il Consiglio dei ministri.

Il Presidente della Repubblica nomina il Presidente del Consiglio dei ministri e, su proposta di questo, i ministri. » in https://it.wikisource.org/wiki/Italia,_Repubblica_-_Costituzione

[5] La « Loi Mattarella ».

[6] Mortati C., Istituzioni di diritto pubblico, Cedam Casa Editrice dott. Antonio Milani, Padova, 1952, cité dans l’édition de 1975, p. 568

[7] Jean-Jacques Mevel in Le Figaro, le 29 janvier 2015, Jean-Claude Juncker : « la Grèce doit respecter l’Europe ». http://www.lefigaro.fr/international/2015/01/28/01003-20150128ARTFIG00490-jean-claude-juncker-la-grece-doit-respecter-l-europe.php Ses déclarations sont largement reprises dans l’hebdomadaire Politis, consultable en ligne : http://www.politis.fr/Juncker-dit-non-a-la-Grece-et,29890.html

[8] Evans-Pritchards A., « European ‘alliance of national liberation fronts’ emerges to avenge Greek defeat », The Telegraph, 29 juillet 2015, http://www.telegraph.co.uk/finance/economics/11768134/European-allince-of-national-liberation-fronts-emerges-to-avenge-Greek-defeat.html

[9] Morabito M., Histoire constitutionnelle de la France (1789-1958), éd. Montchrestien, Paris, 2004, 8 édition. Muel L., Gouvernements, ministères et constitutions de la France de 1789 à 1895, éd. Guillaumin et C , Paris,1893. Mayeur J-M, La vie politique sous la Troisième République, éd. du Seuil 1984.

[10] http://www.savoiretculture.com/discours-gambetta-il-faudra-se-soumettre-ou-se-demettre/


 

5 commentaires sur Conflit entre le Président italien et le gouvernement

  1. Les pendules avancent vite….ce sujet est dépassé puisqu’un nouveau gouvernement est en place et que le  » chérubin du palais » a reçu le nouveau 1er Ministre Italien en son palais.« L’idiocratie » est aussi en matche dans tous ces pays latins et ensoleillés.
    La France ferait bien d’éviter de donner des leçons aux Italiens et au Monde entier.

  2. Jean-Dominique GLADIEU // 30 mai 2018 à 9 h 07 min //

    Après Junker et son « il ne saurait exister d’alternatives démocratiques aux traités », voici Matarella et sa « défense de la constitution ». Il serait donc peut-être temps d’envisager l’éventualité pour les Souverainistes (au cas où ils accèderaient au pouvoir en France)d’un rupture avec l’UE. Car l’exemple italien, après la Grèce, semblerait confirmer qu’il sera bien malaisé de changer l’Europe de l’intérieur.
    Ceci doit nous amener à réfléchir à une stratégie pour parvenir à sortir de l’UE en entrainant avec nous le plus de monde possible en vue de reconstruire une structure fondée sur une union confédérale entre Peuples Souverains.

  3. Jean-Dominique GLADIEU // 29 mai 2018 à 17 h 21 min //

    Sans s’immiscer dans la politique intérieure transalpine, cette affaire doit nous inciter à nous interroger sur les possibilités réelles de changer le milieu « euroïnomane » (le mot n’est pas de moi mais je l’aime beaucoup … pour paraphraser Marx, je dirais : « l’Europe, c’est l’opium du peuple » !).
    Peut-être devons-nous d’ores et déjà envisager d’admettre l’hypothèse d’une rupture avec l’UE comme une éventualité de plus en plus plausible ?

  4. Après l’Italie, à qui le tour ?

    Je laisse aux spécialistes du droit constitutionnel et du droit comparé de comparer et de commenter les constitutions italienne et française si besoin pour expliquer la crise italienne qui prend pour l’instant une tournure politique, première étape qui annonce le plat de résistance.
    Parmi les principes énoncés dans la constitution italienne, il est dit que la souveraineté appartient au peuple, qui l’exerce dans les formes et dans les limites de la constitution. Parmi ces limites, il est stipulé notamment que les administrations publiques, en cohérence avec la réglementation de l’union européenne, assurent l’équilibre des budgets et la soutenabilité de la dette publique.
    Qu’ensuite, le Président de la République jure de respecter la constitution. (Et donc l’application de ce qui précède !)
    Il nomme le Président du Conseil des ministres et, sur proposition de celui-ci, les ministres.
    Il y aurait de ce point de vue et selon les interprétations des uns et des autres, un caractère impératif attaché à ces nominations qui s’imposeraient au Président de la République italienne lequel fait savoir qu’il tient à « protéger l’avenir de l’Italie au sein de l’U.E » et que de facto les nominations des figures emblématiques gouvernementales relèvent d’abord de sa décision. Voilà donc en partie l’explication possible sur l’origine de la crise institutionnelle et politique actuelle qui peut cacher des manœuvres partisanes bien plus subtiles…
    Quant au gouvernement, il doit avoir la confiance des deux chambres.
    On peut ensuite débattre de la crise institutionnelle sur la base de ces éléments qui sont incontournables dans la réflexion que chacun peut avoir.
    S’agissant de l’aspect constitutionnel, je préfère de loin la rédaction de la constitution française pour la richesse de son contenu et les réponses qu’elle peut apporter par exemple sur l’exercice et l’équilibre des pouvoirs quand il s’agit sur ce point précis de les comparer avec la rédaction de la constitution italienne. Le contexte historique des deux pays il faut aussi le rappeler a forcément joué un rôle dans l’élaboration des deux constitutions.
    Sur un plan plus politique, il y a de quoi s’interroger, comme beaucoup d’électeurs italiens, sur la conséquence du résultat de leur vote aux législatives de mars 2018, qui, d’après les réactions de la rue, ne correspond absolument pas à leurs aspirations. Dès lors on peut s’interroger sur le sens et la signification du mot souveraineté nationale, porté au firmament et du respect du vote d’une majorité d’électeurs qui s’est dégagé des urnes en faveur des candidats eurosceptiques et antisystème pour simplifier.
    Ce qui doit être posé avec gravité, et c’est la problématique qui doit dorénavant être posée pour l’avenir, c’est si, quoique décide un peuple dont on dit qu’il est souverain, toutes les règles européennes édictées jusqu’à ce jour ou pour l’avenir, dans le sens large du terme, lui seront dorénavant opposables et qu’il devra obligatoirement s’effacer dès que ses volontés entreront en conflit avec l’une d’elles. Il a des jurisprudences certes qui existent, on ne peut pas les ignorer, déjà par honnêteté intellectuelle.
    Dans l’affirmative, il faut alors se poser la question générale suivante qui vaut pour l’avenir : à quoi bon un pays, un régime, un drapeau, un hymne national, une constitution propre, l’existence du mot peuple, du mot démocratie, une consultation, des élections, des programmes, des idées, des partis etc..
    Que certains prennent bien garde de ne pas rendre les peuples fous face à ce monde de plus en plus incompréhensible.
    Rf 29.5.2018

  5. « L’idiocratie » est aussi en matche dans ce beau pays latin et ensoleillé.
    La France ferait bien d’éviter de donner des leçons aux Italiens.

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