Maurice Druon : « De Gaulle m’a marqué plus que toute autre personne »

Par Marie-Aude Bonniel

LES ARCHIVES DU FIGARO – Nous commémorons le centenaire de la naissance de Maurice Druon, né le 23 avril 1918. Attaché profondément aux valeurs du gaullisme, il explique au Figaro en 1995 sa rencontre avec le général de Gaulle et pourquoi il lui voue une immense admiration.

Maurice Druon est un familier du Figaro : dès octobre 1966 le journal lui ouvre ses colonnes. Il écrit quelques chroniques en Une. La toute première titrée « Les micros d’Orly » évoque la recherche à Orly d’un salon d’aérodrome sans micro pour recevoir un général commandant les services secrets. L’écrivain y est scandalisé d’apprendre que dans tel salon un « micro puisse être caché derrière un Picasso… Quelle étrange utilisation faite de l’art contemporain » fustige-t-il. Le ton est donné.

« Le Bon Français »

Ses chroniques sont assez irrégulières. À partir de septembre 1996, il offre aux lecteurs du Figaro ses savoureuses chroniques sur le « Bon français ». Il y dénonce les fautes de français : de l’orthographe à la syntaxe, ou de la grammaire à la sémantique… Prenons l’exemple du mot « Retraite ». Cela reste dans l’air du temps…
« On ne pense qu’à cela » dit-t-il. « Peut-être pourrait-on apprendre à utiliser convenablement le mot. On n’est pas atteint par la retraite, comme on le lit trop souvent. La retraite dont il s’agit n’est ni un projectile, ni une maladie, pas plus qu’un recul devant l’ennemi. On atteint l’âge de la retraite » explique l’écrivain dans sa chronique du 21 janvier 1997.

Ses cent premières chroniques parues dans nos colonnes sont rassemblées dans un livre aux éditions du Rocher, au début des années 2000.

Chantre de la défense de la langue française, le Secrétaire perpétuel de l’Académie française, pendant près de quatorze ans, donne régulièrement des tribunes pour condamner tels ou tels écarts de langages. Il se prévaut avec ses amis Académiciens de n’être que « les jardiniers du langage ».

Mais homme politique également, il prend position sur l’Europe, les sondages politiques ou encore l’audiovisuel.
En 1995, Le Figaro lance une série d’été demandant à quelques illustres écrivains : « Quelle est la personne qui les a le plus marqués ? » Julien Green inaugure la série : il évoque sa mère. François Nourissier nous parle d’Arthur Rubinstein et Jean D’Ormesson souhaite parler d’une femme, dont le nom est peu connu, une philosophe, Jeanne Hersch. Maurice Druon lui ne peut qu’évoquer Charles de Gaulle : « Quand on a eu la chance d’approcher, et de servir un temps, un personnage qui a tellement empli et dominé le siècle, comment ne serait-on pas marqué par lui plus que par tout autre. « affirme-t-il avec un infini respect et une intime admiration.


Article paru dans Le Figaro du 23 août 1995

Maurice Druon : de Gaulle

Un jour que l‘on demandait à Georges Pompidou, alors président de la République, lequel lui avait laissé la plus forte impression de tous les hommes d’État qu’il avait connus : « Vous surprendrai-je beaucoup, répondit-il, si je vous dis que c’est le général de Gaulle ? »

Je ne ferai pas preuve de plus d’originalité. Inutile de chercher à contourner les évidences.

Quand on a eu la chance d’approcher, et de servir un temps, un personnage qui a tellement empli et dominé son siècle, comment ne serait-on pas marqué par lui plus que par tout autre ?

De Gaulle, ce fut d’abord, pour les hommes de ma générationle nom d’un jeune colonel qui, dans les désastres de mai 40, avait remporté la seule bataille dont nous puissions nous enorgueillir, une bataille de chars. Puis, tandis que nos armées se repliaient de rivière en rivière, mêlées aux réfugiés dont le flot inondait les villes et coupait les routes, de Gaulle fut ce même officier qu’on venait de nommer sous-secrétaire d’État à la guerre. Fallait-il qu’il tranchât sur l’ensemble du personnel militaire, fallait-il qu’on lui reconnût des qualités stratégiques et une valeur exceptionnelle pour qu’on lui fît troquer son casque à bourrelet de cuir contre un képi à feuilles de chêne, qu’on lui épinglât à la hâte deux étoiles sur les manches, et qu’on l’appelât au gouvernement !

Alors que les chefs glorieux de la guerre de 14, mais auxquels l’âge avait mis du plomb dans les reins et du coton dans la cervelle, ne songeaient qu’à gérer la défaite, ce de Gaulle apportait dans la déroute une note de jeunesse, d’énergie et d’espoir.

Survint l’armistice, inutilement détendu sur plusieurs interminables jours de juin.

Sorti de Saumur quelques semaines plus tôt, j’étais parti pour entrer à cheval dans Berlin. Je me retrouvais, commandant de poussives chenillettes d’infanterie, sur les bords de la Dordogne. L’humiliation était sans bornes ; jusqu’à aujourd’hui, j’en ai l’âcre goût dans la gorge.

« Mon colonel, nous venons vous demander de nous rendre notre liberté. Nous voulons aller rejoindre le général de Gaulle à Londres. » Maurice Druon

Je n’ai pas entendu l’Appel du 18 juin. Je l’ai lu. Je l’ai lu, le soir même de l’armistice, dans un numéro de La Petite Gironde, vieux de quelques jours et trouvé sur une table de café. La presse régionale, qui publiait encore ce qu’elle voulait, en donnait un condensé.

Le lendemain, à la tête de quatre ou cinq camarades, sous-lieutenants ou aspirants comme moi, je me présentai devant le commandant du groupement dit « tactique » auquel, dans la dernière phase de la campagne, j’avais été attaché. « Mon colonel, nous venons vous demander de nous rendre notre liberté. Nous voulons aller rejoindre le général de Gaulle à Londres ».

Maurice Druon à droite, officier de cavalerie à l’École de Saumur en 1940.

Il prit un moment de réflexion avant de répondre : « Mes petits amis, vous avez des hommes sous vos ordres. On ne les abandonne pas. D’autre part, vous me laisserez penser que le maréchal Pétain est meilleur juge de l’honneur de l’armée française que le général de Gaulle ».

Ce colonel était un excellent homme, un grand cavalier et un guerrier superbe : il nous en avait donné les preuves. Si les ordres venus de Bordeaux avaient été : « On continue le combat dans l’empire », il s’y fût rué, par tous moyens, et nous entraînant derrière lui.

Mon principal grief envers Pétain fut d’avoir paralysé les meilleures énergies, et servi d’alibi à toutes les démissions. J’avais vingt-deux ans et je sortais de Saumur ; je n’avais pas encore appris assez de gaullisme pour savoir que, en certaines occasions, la désobéissance est un devoir, Cela me coûta deux années de piétinement, pas complètement perdues, la Résistance s’organisait.

Une courtoisie gigantesque

De Gaulle en était devenu le symbole ; il était chef de la France libre, dont la voix nous parvenait, à travers le brouillage, par les ondes de la BBC. L’Histoire en train de se faire se définissait déjà par rapport à lui. On était gaulliste ou vichyste, gaulliste ou collabo. Et l’on pouvait être emprisonné, déporté, fusillé comme gaulliste.

De Gaulle à Druon : « Vous êtes de ces bons Français qui nous dictent notre devoir. » 

Après deux frontières franchies par des cols enneigés, et quelques aventures, j’arrivai enfin à Londres, et fut présenté à de Gaulle. Haut et droit, dans son uniforme et les leggings, il m’apparut comme un chevalier du Moyen Age, majestueux et déterminé. Ces formalités-là étaient brèves ; mais il avait un mot particulier pour chacun. Il me dit : « Vous êtes de ces bons Français qui nous dictent notre devoir ».

Quand, à vingt-quatre ans, on reçoit en pleine poitrine, d’un tel homme, une telle parole, on peut en être marqué pour la vie. Cette courtoisie gigantesque était bien mon mot, la formule à moi destinée, car je ne sache pas qu’il en ait usé pour personne d’autre.

Or, près d’un quart de siècle plus tard, à l’Élysée, lors de l’audience d’agrément que le chef de l’État accorde traditionnellement à un nouvel élu de l’Académie, et comme j’évoquais cette première rencontre, j’eus la surprise d’entendre le Général me dire : « Oui, je me souviens. Vous étiez de ces bons Français qui nous dictaient notre devoir. » La même phrase, exactement. À quoi il ajoute : « Et je vous en tire mon chapeau. Le formidable ordinateur qu’était sa mémoire avait spontanément fonctionné.
À Londres, j’ai connu certains de ses compagnons des premiers jours, qui m’ont rapporté ses comportements dans les débuts de l’épopée. L’amitié que j’ai nouée avec Maurice Schumann, comme celte qui me liait à Jean Marin, datent de ce temps-là. J’ai connu aussi les antigaullistes de Londres. Raymond Aron, qui avait des ratés dans la lucidité, en était le plus déterminé.

À mon regret, je ne fus pas attaché directement au service de De Gaulle, comme cela avait été un moment envisagé. De quelle expérience ai-je été privé ! Il dut partir hâtivement pour Alger. Mais après son départ j’eus quelque temps des fonctions à Carlton Gardens, son quartier général, encore tout imprégné de sa présence et de ses méthodes.

Passent les années et la vie, les rencontres diverses, officielles ou non, les correspondances échangées. C’est dans l’une des lettres que je reçus de sa main, le plus souvent rédigées un dimanche, parfois un jour d’élections, que se trouve ces phrases maintes fois reproduites : « Ce que l’on fait au service de la France est naturellement dramatique, et nos rois, qui sont vos héros, ont accompli des tragédies. Vous le montrez d’une manière saisissante. Mais vous faites voir aussi que l’État et le pays furent, au total, les bénéficiaires de tout, y compris des cruautés commises en leur nom. » Il n’est pas sans intérêt de préciser que ces lignes sont d’avril 1958, moins d’un mois avant son retour au pouvoir, alors que « l’État et le pays » se dissolvaient.

Une éthique et une morale

Tout cela ne fait pas un énorme bagage, et je ne saurais me donner pour un familier du Général, quelles que soient certaines marques d’amitié qu’il lui a plu de me donner mais c’est un bagage singulièrement dense, un trésor de platine que l’on porte au creux de la main.

Je n’ai pas été un « inconditionnel » de De Gaulle : je n’ai pas approuvé aveuglément toutes ses décisions, notamment l’amendement de 1962. D’ailleurs, lui-même s’est-il toujours approuvé ?

Mais j’ai été définitivement marqué par sa morale, ce qui n’implique pas, loin de là, que j’ai su toujours l’appliquer.

« De Gaulle nous a appris à vivre, penser, agir, sans nous enfarger dans les trivialités quotidiennes. » Maurice Druon

Car le gaullisme, beaucoup plus qu’une doctrine, est une éthique : une morale pour la nation, une morale pour l’État, une morale pour l’individu. Ce vers quoi il faut tendre. Une école de comportement. Elle replante en action, et dans le monde moderne, Épictète, Sénèque et Marc Aurèle. C’est la morale des épreuves. Et qui jamais ne s’est mieux exprimée que dans le deuxième « appel », celui du 22 juin 40 : « L’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur, commandent de continuer le combat. » Il y a toujours, pour chacun de nous, et en quelque condition ou position où la Providence nous a mis, un combat à continuer. Le difficile est de trouver la triple réponse : à l’intérêt supérieur, au bon sens et à l’honneur.

À moins d’avoir l’âme mal faite, ou jalouse, ce qui revient au même, il n’est pas possible d’avoir approché de Gaulle, dans des circonstances qui en valaient la peine, sans avoir reconnu en lui la valeur d’exemplarité. Porté à regarder loin, il restait attentif à l’immédiat ; il nous a appris à vivre, penser, agir, sans nous perdre dans les nuées ni nous enfarger dans les trivialités quotidiennes.

« La phrase de De Gaulle est latine, comme il convient à l’homme d’action. » Maurice Druon

Si « le style c’est tout l’homme » (Buffon), de Gaulle est entièrement dans son style. Il est, à égalité avec Valéry, l’un des deux écrivains de ce siècle qui auront, avec le plus d’exactitude, de richesse, de noblesse, usé de la langue française. La phrase de Valéry est tout imprégnée de grec ancien, comme il convient au penseur. La phrase de De Gaulle est latine, comme il convient à l’homme d’action. Et quelle variété dans l’excellence, en toutes occasions ! Discours, instructions, lois, messages, études, souvenirs, simples félicitations ou condoléances, il n’est pas un genre, historique, stratégique, administratif, épistolaire, qu’il n’ait pratiqué avec une égale et originale perfection.

Je regarde mes cadets ; je les écoute, je les lis, je les vois exercer leurs fonctions. Si je voulais partager avec eux le cadeau qui me fut fait de connaître de Gaulle, je conseillerais simplement à chacun d’avoir toujours, à côté de soi, un tome des Lettres, notes et carnets. C’est, au jour le jour, une école de vie supérieurement vécue. En tout cas, c’est une utile lecture d’été ; elle renforce l’âme pour toute l’année.

Par Maurice Druon

 

2 commentaires sur Maurice Druon : « De Gaulle m’a marqué plus que toute autre personne »

  1. Jacques Payen // 17 mai 2018 à 17 h 21 min //

    Très beau témoignage de Maurice Druon.

    Avoir eu 18 ans et voir et écouter de Gaulle gouverner. Quelle école !

    Ceux (chez les fils prétendument contestataires de la bourgeoisie et dans l’intelligentzia particulièrement) qui n’ont pas compris que, dans ce 20ème siècle particulièrement cruel et violent, notre pays était dirigé par un homme de paix et de progrès, un autre Périclès, et que l’aider dans sa tache nous permettait de servir les plus nobles aspirations, ceux-là sont bien à plaindre…
    Et d’ailleurs la plupart sont devenus macronistes. C’est dire leur dégringolade.

  2. Aux âmes renforcées

    L’immortel a peut-être reconnu, entouré par tous ses amis, le son d’une voix familière comme cadeau de bienvenue, celle du porte-parole de la France combattante lui murmurer: « ami, entends-tu… ? »
    RF

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