Grève à la SNCF, grève générale ?

  • par Jacques Sapir

Avec le mois d’avril va débuter le grand mouvement social à la SNCF. Un mouvement social particulier car organisé sur un rythme de 2 jours de grève suivis de 3 jours travaillés. Il y a peu de doutes que ce rythme, choisi par les organisations syndicales pour permettre à ce mouvement de durer, va entraîner des perturbations répétées.

Tout le monde sait, ou tout du moins crois savoir, ce qui le motive : le projet de changement de statut de l’entreprise et de ses employés par le gouvernement. Mais, un certain nombre d’idées fausses circulent, dans la presse comme dans l’opinion au sujet de ce mouvement. Il est temps, avant que nous commencions tous à en subir les conséquences, qui seront désagréables à l’évidence, de faire le point sur cette question.

Les cheminots sont-ils des privilégiés ?

On dit beaucoup que les cheminots sont privilégiés en raison de leur statut, et en particulier avec les conditions de départ à la retraite qui sont plus avantageuses que celles de nombreux salariés. Mais, a-t-on réfléchi au pourquoi d’un tel statut ? Si les cheminots ont un « statut », c’est parce qu’ils ont des obligations particulières, ce que l’on appelle des astreintes, comme de travailler la nuit, les dimanches, les jours fériés. Les avantages que leur confère le statut sont une compensation pour ces astreintes. D’ailleurs, ce statut date de 1920, les compagnies de chemin de fer étaient alors privées, et c’est pour fidéliser leurs employés qu’elles ont élaborés un statut protecteur. Alors, on peut assurément discuter de certains de ces avantages, considérer qu’il faudrait – ce qui est d’ailleurs le cas – séparer le personnel administratif du personnel dit « roulant », mais, en bonne logique, on ne peut imposer des contraintes sans proposer des compensations. Le problème aujourd’hui est plus l’embauche, à durée déterminée, de personnels hors-statut, le recours massif à la sous-traitance, que celui du « statut ». Ces pratiques, qui sont déjà le fait de la SNCF, entraînent une dilution des compétences et du savoir-faire particulier, ce qui est souvent la cause d’accidents chez ces personnels. Par ailleurs, la SNCF a du mal à recruter pour certaines fonctions, justement parce que le statut apparaît comme insuffisamment attractif.

On voit bien que la question du « statut » renvoi à la spécificité des compétences et aux astreintes particulières des personnels roulants, et non pas, comme on le croit souvent à la « pénibilité » du travail. Tant que ces compétences particulières seront requises, et que des astreintes elles aussi particulières seront attachées à ces postes, il faudra fidéliser les travailleurs. Et, pour fidéliser ces travailleurs, un statut est la méthode la plus efficace et la moins couteuse…

Le statut de l’entreprise

Le deuxième point important porte sur le statut de l’entreprise et l’ouverture à la concurrence dans le domaine du rail. Car, même si elle reste propriété de l’État, le passage de la SNCF à une société de droit privé serait un changement majeur de cette société.

Alors, oui, la SNCF est lourdement endettée. La dette de la SNCF pèse 44 milliards d’euros actuellement. Mais cette dette n’a pas à voir avec le « statut » des cheminots. Ce sont des décisions des gouvernements successifs qui ont privilégiés des partenariats public-privé très coûteux pour la SNCF, comme dans le cas de la construction de la ligne à grande vitesse vers Bordeaux, et qui ont concentré les investissements sur les lignes TGV au détriment des réseaux de proximité qui en sont la cause. Ce qui pose la question des priorités. On sait que la logique des transports est différente selon que l’on considère le périurbain (les trains de banlieue au sens large) et l’interurbain (les relations entre les grandes villes). Dans le cas de ces dernières, la SNCF est soumise à la concurrence de l’avion, du co-voiturage, ou des autocars. C’est une réalité. Mais, ces solutions de concurrence sont, il faut le rappeler, bien plus polluantes que le chemin de fer. Pour les relations périurbaines, en raison de l’engorgement des routes, il n’y a pas d’alternatives au transport ferroviaire. Vouloir privatiser, de droit ou dans les pratiques de gestion, ce dernier aboutit en fait à prélever une rente importante sur l’usager. Prenons à cet égard un exemple, celui du métro de Washington, qui est opéré par une société française. Dans les années 1980 et 1990, le prix du ticket était calculé « au coût marginal », c’est à dire que pour le même transport ce prix doublait avec les heures de pointe. Et l’on vous expliquait doctement que le but de cette tarification était de faire jouer la concurrence. Mais, compte tenu des embouteillages, il n’y avait guère de choix dans le mode de transport aux heures de pointe. Et, donc, ce principe dit « de concurrence » (qui s’exprimait dans la tarification) n’était rien d’autre qu’une forme de racket pour les personnes obligées de se déplacer pour aller travailler.

Ajoutons à cela, la question du développement régional (très lié aux conditions de transport) et le fait que sur certaines lignes la fréquentation est fonction du nombre de desserte alors que l’on pourrait penser que c’est l’inverse. Tous ces problèmes indiquent que dans le domaine du transport ferré, la question des externalités est essentielle. Nous ne prenons pas tous le train (que ce soit le TER, les trains de banlieue ou le TGV). Mais, notre situation économique à tous est impactée par l’existence d’un réseau de transport efficace. Nos emplois, en nombre comme en qualité, en dépendent. C’est pourquoi l’existence d’un service de transport intégré, avec des transferts des lignes les plus rentables à celles qui le sont moins, mais dont l’utilité économique de moyen et long terme est pourtant évidente, s’impose.

La raison de l’endettement de la SNCF n’est pas à chercher, il convient de le redire, dans le statut de l’entreprise, mais dans la gestion par l’État, qui a cherché à imposer une privatisation larvée de cette entreprise. Cette gestion de l’État, parce qu’elle s’est faite en dehors d’une vision (d’un plan) d’aménagement des territoires et en faveur de certaines catégories les plus aisées, a été défectueuse. Mais, le recours à des formes de privatisation ne ferait qu’exacerber ces problèmes. Il convient de repenser le rôle de la SNCF dans un cadre global, intégrant et prenant en compte, l’ensemble des effets d’externalités. On voit bien que c’est l’absence d’intelligence du problème des externalités qui caractérise les projets de réformes libéraux sur la question des chemins de fer.

L’obsession de la privatisation

Pourtant, on le sait, la privatisation est à l‘ordre du jour[1]. Elle semble même une véritable obsession de la part de nos gouvernements. Pourtant, là où les chemins de fer ont été privatisés, la situation n’a pas toujours évolué favorablement, que ce soit pour les usagers ou pour les employés.

L’exemple de la Grande-Bretagne montre que la privatisation des chemins de fer peut se passer très mal. La qualité du service s’y est globalement dégradée et les prix du billet ont explosé, augmentant de trois fois. Ainsi, pour des travailleurs habitant la région de Londres les coûts de transport représentent entre 12% et 14% du budget annuel, contre 2% en France en région parisienne[2]. Par ailleurs, le réseau a connu, depuis la privatisation de 1993 de nombreux accidents mortels. Le résultat est qu’aujourd’hui une majorité de britanniques souhaitent la renationalisation des chemins de fer.

L’exemple de l’introduction de la concurrence en Italie est souvent invoqué pour justifier ce processus. Les prix des TGV italiens auraient fortement baissé et la qualité du service se serait améliorée. Mais ; on oublie que la société dite « privée » de TGV dans la péninsule et largement subventionnée par l’État italien, justement pour pouvoir établir cette « concurrence ». Sans cette subvention, la compagnie privée serait incapable d’offrir les prix qu’elle offre aujourd’hui.

En Allemagne, où les infrastructures restent publiques et la Deutsch Bahn (DB) est une entreprise de droit privée, mais majoritairement possédée par l’État fédéral, une privatisation partielle des lignes régionales a été entreprise. Ici non plus, les résultats ne sont pas miraculeux. La DB est, certes, la plus grande entreprise ferroviaire européenne, mais un tiers des trains allemands ont des retards et surtout la multiplication des compagnies privées à l’échelle régionale a entraîné une multiplication des accidents.

En fait, on constate qu’aucun bilan sérieux n’a été tiré des expériences de privatisation et d’introduction de la concurrence à l’étranger ! En fait, en théorie économique, la concurrence ne peut jouer que si et seulement si le consommateur à un choix réel. Or, pour le transport, et compte tenu de l’engorgement des autres moyens de transport (dans le cas des transports périurbain) ou de leur inexistence (dans le cas des relations « latérales » entre villes moyennes), le consommateur n’a pas de choix. Cela signifie que « privatiser » ou adopter des modes de gestion identiques à ceux du secteur privé n’aboutit qu’à prélever une rente sur le consommateur de service de transport ou plus précisément une « quasi-rente » ainsi que l’a défini Alfred Marshall il y a plus d’un siècle. Ainsi, les rentiers ne seraient pas ceux que l’on croit ! De plus, l’existence de « quasi-rente » est l’une des raisons pour lesquelles les entreprises ont recours à l’intégration verticale (elles achètent les entreprises en amont et en aval de leur secteur d’activité)[3]. Mais, cette intégration verticale est, elle aussi, une rupture du principe de concurrence, et abouti rapidement à l’oligopole. C’était, d’ailleurs, la raison pour laquelle les chemins de fer ont été largement nationalisés dans le passé.

Rien ne permet donc de dire que la concurrence et la privatisation seraient des facteurs de progrès dans les chemins de fer. Rien, sauf une directive de l’Union européenne qui va dans ce sens[4]. Et l’on commence à comprendre que cette réforme que veut le gouvernement n’a pas d’autres buts que de faire plier le modèle français sous les fourches caudines de l’UE.

Le futur d’un mouvement

La question centrale est évidemment l’ampleur des perturbations que la grève à la SNCF va provoquer et leur capacité à faire plier le gouvernement. Ces perturbations seront, à n’en pas douter, de grande ampleur, que ce soit pour le trafic passager mais aussi pour le trafic marchandises. D’ailleurs, ne voit-on pas des journaux et des médias agiter le spectre du « coût économique » de cette grève ou présenter certains dirigeants syndicaux, comme M. Martinez de la CGT comme ceux qui veulent « bloquer la France » ? Mais, toute grève est un affrontement. La seule solution pour les travailleurs est de faire perdre de l’argent à l’entreprise pour que la direction de celle-ci comprenne qu’elle à plus à perdre qu’à gagner en ne négociant pas ou en maintenant ses projets. Et, comme dans le cas du transport ferroviaire, on est dans un secteur où les externalités sont très importantes, pour cette grève de la SNCF l’enjeu est bien de faire perdre de l’argent à toutes les entreprises pour que leurs dirigeants fassent, à leur tour, pression sur le gouvernement. Les idées avancées par des hommes politiques d’un mouvement qui devrait être sans douleur, que ce soit pour le public ou pour les entreprises, sont assez hypocrites et ne tiennent aucun compte des réalités matérielles. Au-delà, ce qu’espèrent une partie des syndicats, c’est que d’autres mouvements viendront rejoindre celui des cheminots. C’est d’ailleurs l’enjeu caché de ce mouvement : à partir d’une grève à la SNCF, arriver à fédérer d’autres luttes, en particulier mais pas uniquement dans les services publics, pour déboucher vers une grève générale. Et l’on peut penser qu’il faudrait bien une grève générale pour faire reculer ce gouvernement. On le voit, notre vie quotidienne va être probablement très perturbée dans les semaines, voire les mois, qui vont suivre.

Mais, si la grève va donc perturber nos habitudes, c’est essentiellement parce que le gouvernement s’entête sur une réforme des plus contestable et s’enferme dans une attitude que l’on peut qualifier d’irresponsable. C’est donc lui le principal responsable.

Jacques Sapir

Notes

[1] http://www.consilium.europa.eu/fr/policies/4th-railway-package/

[2] https://www.independent.co.uk/news/uk/home-news/british-rail-passengers-rpice-hike-train-fares-europe-income-southern-virgin-gwr-a7506711.html

[3] Williamson, Oliver (Oct 1979). “Transaction-Cost Economics: The governance of contractual relationsnutsl=Journal of Law and Economics” (PDF). 22 (2): 233–261.

[4] La DIRECTIVE 2012/34/UE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 21 novembre 2012 établissant un espace ferroviaire unique européen. http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32012L0034&from=EN


 

4 commentaires sur Grève à la SNCF, grève générale ?

  1. Jacques Payen // 3 avril 2018 à 16 h 17 min //

    Alors, compagnons, on met les mains dans le cambouis, pour une fois, au lieu, comme toujours depuis 40 ans, de regarder passer les… trains de l’Histoire ?

    Soutenir, ne serait-ce que moralement la lutte des Cheminots, refuser de croire la propagande éhonté du parti médiatique qui nous sert la soupe de la Com’ gouvernementale, c’est s’opposer -par avance- à ce qui suivra très logiquement le démantèlement de la SNCF : la réforme-démolition partielle de l’Hôpital au profit d’un secteur privé « rentable » réservé bien entendu aux plus fortunés d’entre nous, avec un secteur public croupion pour les autres ; et la réforme-démolition de la Sécurité Sociale dans la même optique.

    Vous pouvez, bien sûr, rester bien au chaud dans vos pantoufles ! Mais il ne faudra plus venir vous plaindre des conséquences de votre passivité.

    Car bien sûr, dans la ligne centriste-européiste gouvernementale, la SNCF constitue un test capital : si sa réforme-démolition passe, alors le champ sera totalement libre pour engager la fin du programme !

    Et je vous demande, avec gravité, un peu de cohérence intellectuelle. Et particulièrement de vous souvenir de l’Article Premier de la Constitution écrite par le Général de Gaulle :
     » La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. »

    Oui, nous avons bien lu : la France voulue par le Général est « une République sociale » !

    Nulle part je ne vois écrit dans la Constitution écrite par notre inspirateur que la France doit devenir une République fondée sur la rentabilité et la concurrence à tout prix. Au prix des hommes, surtout !

  2. Privatiser, c’est revenir au point de départ ou le transport ferroviaire était assuré par une multitude d’entreprises privées dont beaucoup étaient en difficulté, seules celles gérant les grands axes étaient rentables. En réunissant tout le monde sous l’égide de la SNCF on espérait mettre tout le monde a l’équilibre. Mais la mauvaise gestion par l’état, des choix stratégiques discutables, et le maintien de status hors d’âge et d’avantages pour certains exagérés ( des billets gratuits pour les ascendants…), et l’intransigeance syndicale ont contribué au declin de cette entreprise dont seuls les français qui n’ont d’autres solutions utilisent encore les services. À l’heure ou l’on parle d’impact carbone, le train avait des atouts indéniables tant pour le fret que le transit,que la CGT à torpillé, que pour le transport de passagers sur courtes et longues distances que Macron torpille avec ses bus. Quand une entreprise n’est plus fiable et que son personnel ne montre pas l’intention de la faire positivement évoluer elle a du soucis à se faire. Si elle existe encore c’est grâce aux contribuables, mais tout à une fin, souvenez vous de la SNCM que la CGT à coulé . Si on laisse les services publics aux syndicats alors c’est leur fin. Sans chercher une rentabilité à tout prix, ce n’est pas l’objectif des services publics, dont le but premier est d’offrir des services là où le privé n’en est justement pas capable, il serait judicieux que ces services en soient de vrais et qu’ils soient le moins lourds possible pour les contribuables en commençant par s’économiser la gabegie qui y règne trop souvent.

  3. « Mais, si la grève va donc perturber nos habitudes, c’est essentiellement parce que le gouvernement s’entête sur une réforme des plus contestable et s’enferme dans une attitude que l’on peut qualifier d’irresponsable. C’est donc lui le principal responsable . » Raccourci simpliste….celles et ceux qui sont aux manettes y ont été envoyées par ceux -là même qui se plaignent aujourd’hui. Quand un chef de l’Etat est élu avec moins du quart des inscrits, avec toutes les excuses de celles et ceux qui sont allés à la pèche, celles et ceux qui n’ont pas voulu de l’autre candidate, celles et ceux qui ont botté en touche, celles et ceux qui n’en ont eu rien à foutre…..la suite est conforme au bon vieux dicton « nous sommes ce que vous fûtes » !

  4. Comme d’habitude les analyses de Jacques Sapir sont fort pertinentes. Pour battre Macron et sa clique néolibérale au service de l’Europe néolibérale allemande et sous tutelle étatsunienne malgré Trump la grève des cheminots ne suffira pas, il faut coaliser tous les opposants en faisant en sorte que chacun mette de côté son ego et sa spécificité dans l’intérêt général bien compris donc celui de la France et des Français.

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