La désindustrialisation de la France…

La perte progressive de nos savoir-faire


Le gouvernement a annoncé vouloir céder pour dix milliards d’euros de participations de l’État, y compris dans des entreprises stratégiques. Ludovic Greiling analyse les facteurs de la désindustrialisation de la France.

Ludovic Greiling est journaliste. Ancien collaborateur du Revenu français, spécialisé dans l’économie et les grandes entreprises, il travaille aujourd’hui pour différents journaux français et internationaux. Il est l’auteur de Monnaie et pouvoir (éd. Apopsix, 2015).


« Mauvaise gestion », « charges trop élevées », « concurrence internationale » … Il est commun d’invoquer ces facteurs pour expliquer la désindustrialisation brutale que le pays a connu ces quarante dernières années. En revanche, la guerre industrielle féroce à laquelle se livrent les puissances pour contrôler le capital des entreprises concurrentes n’est jamais évoquée. Cette guerre explique pourtant les difficultés de nos compagnies de pointe et la perte progressive de savoirs-faires pratiqués sur le territoire français.

Le gouvernement l’a annoncé : il veut céder pour dix milliards d’euros de participations de l’État, y compris dans des entreprises stratégiques. Par exemple, des discussions sont en cours pour fusionner certaines activités entre l’italien Fincantieri – en voie de privatisation – et le bijou qu’est la Direction des constructions navales (renommé Naval group) – qui vient de remporter un contrat géant en Australie pour la construction de sous-marins. La conséquence à long terme de ce genre d’opérations ? Rien de moins qu’une perte de contrôle de l’entité, suivi du transfert de brevets, de bureaux d’étude et de chaînes de montages.

Alstom est un cas exemplaire de la guerre industrielle. Le site historique de fabrication des trains et des équipements énergétiques du groupe, à Belfort, pourrait fermer dans les prochaines années. Ces chaines de production employaient 8500 salariés au pic des années 70, contre 500 personnes aujourd’hui. « On perd tout ici, petit à petit, la recherche d’Alstom s’est envolée depuis longtemps, la technique s’en va par petits bouts… » expliquait un habitant dans la presse nationale lors de manifestations tenues l’an dernier.

Un événement anodin dans un « monde globalisé » ? Non. Car Alstom n’est pas n’importe qui. Ses turbines thermiques équipent la moitié des centrales nucléaires de la planète et un quart des barrages hydroélectriques. La compagnie est également capable de fournir l’ensemble des équipements électriques d’une usine à charbon, ou de fabriquer les trains les plus rapides au monde. Un avantage stratégique majeur qui a aiguisé des appétits.

Attaques au capital, changement des conseils d’administration

En 2003, Bruxelles imposait la cession de deux de ses fleurons au bénéfice de la concurrence, les activités de turbines industrielles et la filiale spécialisée dans la conversion d’électricité.

Fusions, scissions, ventes d’actifs : à partir de la privatisation progressive entreprise il y a vingt-cinq ans, Alstom a souffert des mouvements incessants des fonds étrangers à son capital. Par la suite, le groupe a été visé par la Commission européenne : en contrepartie d’une aide de l’État français en 2003, Bruxelles imposait la cession de deux de ses fleurons au bénéfice de la concurrence, les activités de turbines industrielles (à l’allemand Siemens) et la filiale spécialisée dans la conversion d’électricité (à la banque britannique Barclays, qui la vendra ensuite à l’américain General Electric). Entre 2002 et 2005, le chiffre d’affaires d’Alstom a été divisé par deux.

Dix ans plus tard, c’est un conseil d’administration remanié par le PDG Patrick Kron et désormais dominé par des intérêts anglo-saxons qui achevait l’ancien joyau de la période gaulliste. En 2014, il annonçait contre toute attente la vente des actifs et des brevets de la très stratégique division énergie d’Alstom. Le bénéficiaire ? Le concurrent américain General Electric, encore une fois. Deux mois après la reprise des activités françaises, le nouveau propriétaire annonçait la suppression de 800 emplois sur le territoire national et des rumeurs faisaient état du possible rapatriement des bureaux d’étude aux Etats-Unis.

En ce mois d’octobre 2017, c’est la vente de la branche transports à Siemens qui est annoncée. Le démantèlement par les concurrents est presque achevé. Il aura pris vingt ans.

Des technologies maitrisées par peu d’acteurs dans le monde

La France a jadis su développer d’extraordinaires capacités techniques. Elles ont en partie donné au pays son indépendance diplomatique, économique et militaire.

On l’oublie trop souvent : les technologies qui permettent aujourd’hui de produire de l’électricité, d’utiliser des transports modernes ou encore de fabriquer des avions, sont maitrisées par un nombre très faible d’acteurs. La Chine et la Russie ont dû attendre la fin d’année 2016 pour annoncer le lancement prochain d’un avion civil longue ligne performant. D’ici à sa mise en exploitation, ces deux puissances seront dépendantes du bon vouloir d’Airbus et de Boeing pour réaliser l’espace eurasiatique de leurs rêves…

La France a jadis su développer d’extraordinaires capacités techniques. Elles ont en partie donné au pays son indépendance diplomatique, économique et militaire. Elles lui ont ouvert la possibilité de discuter et d’échanger avec les pays de son choix, malgré le poids des empires soviétique et américain.

Mais ces capacités ont aussi aiguisé les appétits des concurrents. Ces derniers ont profité d’un long passage à vide politique, et du dogme assez récent de la liberté totale de circulation des capitaux.

Les fonds étrangers contrôlent aujourd’hui 50% du capital du CAC 40, selon la Banque de France, contre 25% il y a vingt ans. Ces derniers, le plus souvent américains (et non chinois), placent leurs hommes dans les conseils d’administration et les directions. Dans un contexte de vide politique, comment résister face à un fonds comme Blackrock, dont les encours sous gestion sont deux fois supérieurs à la capitalisation totale des quarante plus grandes valeurs françaises ?

Alstom n’est pas un cas isolé. C’est par une attaque soudaine au capital, alliée à une intense opération de propagande et au soutien du premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker (futur président de la Commission européenne), que le sidérurgiste haut de gamme Arcelor a été avalé par un acteur indien inconnu en 2006. Le nouveau groupe, lourdement endetté auprès des banques américaines suite à l’OPA, a, depuis, fermé ou cédé une partie de ses meilleures usines européennes.

C’est grâce à leur participation dans Airbus (ex EADS) que les Allemands ont rapatrié sur leur territoire la filiale militaire de la compagnie européenne. Pourtant, ces activités sont issues en majorité de l’entreprise française Matra-Aérospatiale et du savoir-faire de la Direction générale pour l’armement.

Transfert des brevets et des usines

La liste est longue. Péchiney, Peugeot, Schneider Electric, Véolia ou Alcatel ont subi à des degrés divers la guerre industrielle par des prises d’intérêts dans leur capital.

C’est en entrant au capital de Safran que les fonds germano-américains y ont placé à sa tête leur propre représentant, tandis que la direction générale est désormais pénétrée par des représentants de l’Otan. Là encore, les principales mouvances au pouvoir en France ont favorisé la braderie du spécialiste de la défense et des moteurs d’avion : Safran est issu d’une fusion forcée par Nicolas Sarkozy entre la compagnie publique Snecma et la Sagem, et l’État a ensuite cédé, sous François Hollande, une grande partie du capital qu’il détenait encore. L’entreprise devrait faire partie des ventes de participations voulues par Emmanuel Macron.

La liste est longue. Péchiney, Peugeot, Schneider Electric, Véolia ou Alcatel ont subi à des degrés divers la guerre industrielle par des prises d’intérêts dans leur capital. Et le phénomène touche aujourd’hui le secteur énergétique.

A quelques millions d’euros près, l’ex ministre Michel Sapin avait discrètement fait passer l’État français sous le seuil qui lui assurait une minorité de blocage dans GDF Suez, le plus gros distributeur de gaz en Europe de l’Ouest. Et le gouvernement Philippe vient d’annoncer la cession supplémentaire de 4% du capital dans une procédure accélérée. EDF risque quant à lui une « faillite », selon les syndicats du groupe, qui dénoncent « les mauvais choix industriels et économiques mis en œuvre de façon zélée par le gouvernement sous le regard de l’Europe ».

Spécialiste mondial incontesté de l’électricité nucléaire, un secteur maîtrisé par de très rares acteurs dans le monde, EDF devrait prochainement ouvrir son capital aux fonds étrangers. Sous la pression de l’ancien banquier d’affaires Emmanuel Macron, l’ancien gouvernement avait en effet obligé la compagnie publique à accomplir un projet d’investissement de plus de 20 milliards de livres en Angleterre, un montant supérieur aux fonds propres du groupe… Pour préparer le terrain, il avait brutalement changé les statuts légaux d’EDF il y a deux ans et remanié le conseil d’administration. Cherche-t-il à lever des fonds facilement en vendant le capital d’EDF ? Pas sûr, car la compagnie publique rapporte à l’État deux milliards d’euros par an en dividendes. Dès lors, pourquoi céder EDF ?

Difficile, quand l’on parle de guerre industrielle, de ne pas évoquer le cas révélateur de Gemalto. Véritable « protecteur numérique des identités » (passeports biométriques, transactions bancaires, télécommunications 4G et 5G), l’entreprise cotée au CAC 40 capterait entre 60% et 80% du marché mondial de la carte à puces.

La guerre industrielle est-elle perdue ? Non. Toutes les chaînes de production n’ont pas été fermées, et le pays possède des écoles industrielles de pointe.

Problème : le groupe issu du français Gemplus n’a plus grand-chose de tricolore. En 1999, le fonds américain Texas Pacific Group (TPG) – d’apparence anodine – tentait une première approche. Refoulé deux fois par le directeur général de Gemplus, il décidait alors de mener des négociations discrètes avec l’actionnaire minoritaire Marc Lassus, lequel accepta qu’il prenne 26% du capital. En contrepartie de l’investissement, TPG obtenait de déplacer le siège social au Luxembourg et de nommer la moitié du conseil d’administration. Dès 2001, les fondateurs de Gemplus comprenaient que la volonté des Américains était de transférer aux Etats-Unis les précieux brevets déposés dans la sécurité numérique. Une guerre d’actionnaires s’ensuivit, qui se termina par l’éviction des dirigeants historiques de Gemplus du conseil d’administration ! En 2002, TPG plaçait à la tête du groupe français Alex Mandl, un haut responsable du géant américain des télécommunications AT&T. L’homme était également administrateur de In-Q-Tel, le fond de capital-risque crée par la CIA dix ans plus tôt pour capter les technologies les plus avancées… Il est encore aujourd’hui à la tête de l’entreprise.

La guerre industrielle est-elle perdue ? Non. Toutes les chaînes de production contenant du savoir-faire à haute valeur ajoutée n’ont pas été fermées, et le pays possède des écoles industrielles de pointe. « Les ingénieurs américains ne nous impressionnent pas du tout. Car nous avons en France les meilleurs ingénieurs du monde. Cela fait partie de notre culture », confiait récemment un cadre d’un important industriel de l’armement. Tout peut être construit en temps et en heure pour qui souhaite ne pas se placer dans la dépendance de l’ailleurs.

Ludovic Greiling
Tribune au Figaro

5 commentaires sur La désindustrialisation de la France…

  1. Trahison, vous avez dit trahison ? Oui il y a trahison. La première du déni du vote des français au référendum de 2005.
    Ensuite les trahisons successives et répétés de TOUS les gouvernements face à une Europe qui nous ruine.
    Trahison de ces mêmes gouvernements qui ne cesse de détruire NOS services publiques depuis près de 30 ans, qui n’a de cesse de nous vendre aux concurrents étrangers.
    Rappelez moi ce que l’on fait généralement aux traitre ?
    La priorité est de reprendre notre liberté en sortant de l’Europe comme le font les Anglais. Ce sont eux qui ont raison et nous qui avons tord.

  2. A Michel Chailloleau…vous n’avez pas tort, non seulement l’Etat emprunte pour subvenir à ses fins de mois ,mais il vent aussi ses « bijoux de famille » pour, en partie, payer les intérêts de la dette et faire ainsi plaisir aux banquiers préteurs de préférence au bon peuple qui ne saurait faire bon emploi de trop d’argent! Quant à réveiller les citoyen(ne)s pour remettre les pendules à l’heure des « politicards » profiteurs de la République, il faudra attendre que le ciel nous tombe sur la tête !!
    Ainsi, la grande cavalerie financière des équipes au pouvoir qui consiste à rembourser ses dettes par un nouvel emprunt n’est pas prête de s’éteindre.

  3. Michel Chailloleau // 20 décembre 2017 à 11 h 40 min //

    L’Etat n’a peut-être plus un sou en poche, mais cela n’empêche pas de louer un avion privé pour € 350 000 pour ramener un 1er ministre, de verser € 440 000 à la Première dame de France (mais pour quelle mission??). L’Etat est pauvre vis à vis du peuple français mais pas pour se soigner… Il est urgent que les Français se réveillent, notamment avec les élections « Européennes » où justement il faudra mettre à la porte cette Europe du fric.

  4. Certes , Ludovic Greiling constate…mais la conclusion n’est pas à l’arrivée.
    L’Etat n’a plus un sou en poche, alors il brade les bijoux de famille….les biens immobiliers et bien sûr les participations y compris dans les secteurs industriels.
    Après Moscovici, Sapin et les autres,Macron est le digne fils des liquidateurs de la richesse nationale !!!!!
    Tous à Chambord le « chérubin du Palis » fête sa personne !!!

  5. J’ai lu sur le site en ligne du Figaro cet article consternant. Il ne fait que traduire dans les faits la trahison des élites politiques, économiques et sociales depuis près de 20 ans. L’UE et la mondialisation néolibérales ne sont que des alibis. Je pense qu’il faudra tôt ou tard leur demander de rendre des comptes en justice en se fondant sur certains articles du Code pénal qui prévoient les sanctions en cas d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. La liquidation progressive d’Alston, ce fleuron industriel en est l’exemple récent le plus flagrant.

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