La dissuasion nucléaire a façonné la Ve République

Outil pour l'indépendance nationale

Jean Guisnel et Bruno Tertrais

Par Alain Barluet

INTERVIEW – Ces deux spécialistes des questions de défense lèvent le voile, dans leur dernier livre, sur les petits et grands secrets de l’arme atomique française.

Dans Le Président et la Bombe (Éditions Odile Jacob), qui vient de paraître, les journalistes Jean Guisnel et Bruno Tertrais, experts à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), expliquent la singularité française en matière de dissuasion nucléaire, héritage gaullien jamais remis en question.

LE FIGARO. – Vous montrez que la dissuasion nucléaire est étroitement liée aux institutions de la Ve République…

Bruno TERTRAIS. – La France est le seul pays où la possession de l’arme nucléaire a eu un impact direct sur la nature du régime et les institutions. Le général de Gaulle est un personnage fondateur, comme en témoignent quatre événements. D’abord, l’Algérie et le putsch en 1961. Nous sommes alors à la croisée des chemins : c’est l’Algérie ou la bombe. Face aux putschistes, de Gaulle décide d’effectuer un essai nucléaire en Algérie pour affirmer son pouvoir. Ensuite, l’élection du président au suffrage universel direct. C’est à cause de la possession de la bombe que de Gaulle décide de franchir ce pas et d’asseoir sa légitimité. Sa volonté de conforter le pouvoir nucléaire détermine la réforme de 1962, qui transforme nos institutions et créé la Ve République. Troisième étape: après avoir mis au pas les armées au moyen de l’arme nucléaire, de Gaulle va affirmer sa prééminence sur le Parlement, via le mécanisme des lois de programmation militaire conçu pour la dissuasion. Quant au premier ministre, défini dans la Constitution comme le responsable de la défense nationale, il s’efface devant le président puisque celui-ci dispose à la fois de la légitimité populaire et du pouvoir nucléaire. Quatrième événement : le retrait de l’organisation militaire intégrée de l’Otan. Cette décision intervient seulement lorsque la France dispose d’une force nucléaire opérationnelle. De Gaulle peut dire aux États-Unis que la France ne dépend plus d’eux pour sa survie.

Quels leviers diplomatiques la bombe offre-t-elle aussi au président de la République ?

T.– Nous sommes persuadés que la France n’aurait pas pris la tête de l’opposition à l’intervention en Irak sans cette indépendance qui, grâce à l’arme nucléaire, donne au président de la République une liberté d’action que n’ont pas nos autres alliés. De même, en 2009, la décision de revenir dans l’organisation militaire intégrée de l’Otan a été possible parce qu’elle ne signifiait pas un retour dans l’orbite américaine. L’héritage gaullien demeure : notre pays conserve cet outil premier de son indépendance.

Comment évolue la dissuasion française après de Gaulle ?

Jean GUISNEL. – Chaque président a apporté sa touche personnelle. Georges Pompidou est l’héritier. Il délivre un message politique lors de la guerre du Kippour, en 1973. Le sous-marin Le Redoutable est envoyé en Méditerranée…

«En France, on n’a plus le sacre de Reims, l’ampoule de Saint-Remi, mais on a la présentation de la posture nucléaire au nouvel élu» Un ancien chef d’état-major des armées (CEMA)

Vous soulignez que Valéry Giscard d’Estaing «n’aimait pas la bombe». En revanche, François Mitterrand affirme : «La dissuasion, c’est moi…»

G.– De Gaulle est le fondateur, Mitterrand, le consolidateur. C’est lui qui grave dans le marbre la doctrine française. Certains points étaient restés dans le flou pendant vingt ans. C’était notamment le cas d’une question au cœur du débat stratégique de la guerre froide : l’arme nucléaire tactique. La bombe est-elle un instrument de dissuasion, une arme de bataille ou bien les deux ? Faut-il engager les forces nucléaires françaises à la frontière française, interallemande, entre les deux ? Devons-nous dissuader totalement seuls, en coordination avec nos alliés, seulement avec eux ? Voilà ce que tranche Mitterrand.

Et Jacques Chirac ?

G. – Il a eu un comportement très différent en tant que premier ministre et en tant que président. Chef du gouvernement, il met au défi l’autorité présidentielle à deux reprises, sous Giscard d’Estaing puis sous Mitterrand, en voulant imprimer sa marque, soit sur la doctrine, soit sur les moyens. Par deux fois, il échoue. Devenu président, il endosse, en revanche, pleinement l’autorité nucléaire présidentielle. Il se montre très soucieux du maintien à long terme de l’héritage gaullien tout en l’adaptant au contexte stratégique de l’après-guerre froide.

Quel a été le rôle des deux présidents suivants ?

T.– En mai 2007, on sait que le président de la République qui sera élu est pour la première fois un homme qui n’a pas porté l’uniforme durant une guerre. Comment la génération des baby-boomers endosserait-elle la responsabilité nucléaire ? Nicolas Sarkozy l’a fait immédiatement. Quant à François Hollande, il s’inscrira dans la continuité avant même son élection en se rendant à l’île Longue (base de la force océanique stratégique à Brest, NDLR).

Il est étonnant de constater à quel point la dissuasion nucléaire est ritualisée…

T.– À l’intérieur de ce que l’on a appelé le « domaine réservé » du président de la République, l’exercice de la dissuasion est un « espace ultraréservé ». Seules trois ou quatre personnes connaissent les plans de frappe – le président de la République, son chef d’état-major particulier (CEMP), le chef d’état-major des armées (CEMA) et ses officiers de planification. Tout y est compartimenté : c’est seulement à l’Élysée que tous les fils de la dissuasion sont tissés. Elle est l’espace du long terme et du rituel. Les références spirituelles ou mythologiques sont souvent utilisées : Hadès, Pluton, Jupiter… Un ancien CEMA nous dit: « En France, on n’a plus le sacre de Reims, l’ampoule de Saint-Remi, mais on a la présentation de la posture nucléaire au nouvel élu », qui se déroule le jour même de la passation du pouvoir présidentiel. Elle est faite au PC Jupiter, un ancien abri antiaérien sous le Palais de l’Élysée, transformé par Giscard en PC nucléaire.

Que révélez-vous sur le fameux code nucléaire ?

G.– C’est plutôt un ensemble de procédures qu’un code magique donnant accès à tous les pouvoirs nucléaires. Le président n’est jamais seul. Il décide seul, mais le système est conçu pour qu’un homme ou une femme pris d’un acte de folie ne puisse pas déclencher l’apocalypse. Des codes permettent d’assurer que c’est bien le président, chef des armées, qui donne l’ordre. De Gaulle portait un médaillon dans lequel il y avait un code.

Sait-on ce qu’il y a dans la fameuse mallette portée par l’aide de camp du président ?

T. – C’est le « kit de survie » de l’aide de camp plutôt que l’endroit d’où est lancée la foudre nucléaire.

La modernisation de la dissuasion est-elle impérative ? Combien cela coûtera-t-il ?

G. – Il ne s’agit pas tant de moderniser la dissuasion que de la pérenniser. Il n’est pas envisagé aujourd’hui de se doter de capacités militaires supplémentaires mais de maintenir les capacités existantes. Si la France décide de pérenniser la dissuasion, il lui faudra notamment se doter de quatre nouveaux sous-marins lanceurs d’engins (SNLE). C’est leur construction qui pèserait le plus lourd. Le chiffre souvent cité de 6 milliards d’euros en 2025 est très théorique à ce stade. Les options sont au nombre de trois : soit la dissuasion n’est pas modernisée, soit le budget de la Défense est augmenté, soit le nucléaire se voit attribuer une part supérieure du budget de la Défense. Mais il faut tordre le cou au mythe selon lequel le nucléaire serait financé au détriment de l’armement classique. Ce ne sont pas des vases communicants.

Peut-on imaginer que le prochain président de la République renonce à la dissuasion ?

T. – Aucun candidat potentiel à l’élection présidentielle de 2017 n’a fait savoir qu’il ou elle serait prêt(e) à une rupture dans ce domaine. Nicolas Sarkozy, par exemple, a été très clair sur ce point dans vos colonnes lundi dernier. Personne ne peut toutefois certifier qu’un calendrier prévoyant une dépense croissante à partir de 2020, pour atteindre un pic de 6 milliards en 2025, sera facilement endossé par le prochain président.

 

8 commentaires sur La dissuasion nucléaire a façonné la Ve République

  1. Jean-Charles Marcil // 24 janvier 2017 à 13 h 19 min //

    Selon moi, le nucléaire Français pourrait être utile pour l’indépendance du Québec, la nation française la plus riche en ressources et la plus moderne. Un militaire comme de Gaulle était un calculateur et un stratège donc ne pouvaient pas nier le Québec contrairement a bien des Français qui se sont fait amis avec le Canada Anglais. Donner l’indépendance aux Français d’Amérique, constructeurs de la deuxième métropole française qu’on appel Montréal, voila un excellent calcul pour l’avenir de notre civilisation qui parle le français dont je suis fier de faire partie et dont on ne peut me nié l’héritage en tant que Québecois. Je considère qu’une des principales cause du déclin de la France face à l’Angleterre, c’est l’abandon de la puissante Forteresse de Québec (parfaitement placer à l’embouchure du St-Laurent) et Charles de Gaulle l’a admirablement bien agis par rapport a ce fait.

  2. Edmond Romano // 20 janvier 2017 à 15 h 46 min //

    « Nous sommes persuadés que la France n’aurait pas pris la tête de l’opposition à l’intervention en Irak sans cette indépendance qui, grâce à l’arme nucléaire, donne au président de la République une liberté d’action que n’ont pas nos autres alliés ». Je ne suis pas tout à fait d’accord sur ce point. Ce qui a permis à Jacques Chirac de ne pas suivre les USA ce sont nos satellites militaires d' »observation qui ont permis au Président de la République de s’apercevoir que les renseignements donnés par Bush et la CIA étaient faux. Une fois n’est pas coutume, il faut rendre hommage à François Mitterrand pour avoir développer nos capacités en la matière.

  3. Edmond Romano // 20 janvier 2017 à 15 h 38 min //

    Jean-Dominique Gladieu: « , la France aura si elle le souhaite un rôle majeur à jouer au sein de l’UE » dites-vous. Oui effectivement, nous pourrons réorienter l’Europe vers une Union d’Etats Souverains. Mais, à condition d’avoir un Président et un Gouvernement politiquement forts et institutionnellement incontestables c’est à dire avec une majorité parlementaire stable. De plus, pour peser face aux autres Pays il faut une volonté politique affirmée. Il faut que la France revienne à une politique étrangère non alignée. Je ne vous dirai pas qui je vois dans ce rôle…mes commentaires sont évident sur ce sujet.

  4. Jean-Dominique GLADIEU // 19 janvier 2017 à 18 h 15 min //

    Il est possible, sinon probable, que nous entrions dans une nouvelle ère de la chose européenne où la France pourrait peut-être tirer son épingle du jeu.
    En effet, avec le Brexit, la France se retrouve désormais la seule à posséder la « bombe ». De plus, si Donald Trump fait ce qu’il a dit et prend ses distances avec l’Otan et avec l’Europe, la France aura si elle le souhaite un rôle majeur à jouer au sein de l’UE. Elle pourra être le moteur de la transformation de l’Europe de Maastricht en une confédération de peuples souverains et indépendants. Au pire,si elle ne parvenait pas à impulser cette transformation et devait se retirer, elle pourrait entrainer du monde avec elle et mettre en place autour d’elle de nouvelles alliances.
    Ne cédons donc pas au pessimisme, l’avenir nous appartient !

  5. Edmond Romano // 19 janvier 2017 à 15 h 38 min //

    Raynaud: nous ne sommes pas dans l’orbite américaine parce que nous sommes une puissance nucléaire à part entière. Lorsque l’on prend en compte les déclarations de Donald Trump sur l’OTAN, la France peut jouer un rôle éminent à condition d’avoir une volonté politique affirmée.

  6. Je me souviens de l’époque où, jeune homme, les dirigeants de la SFIO, par crétinisme idéologique, tentaient de ridiculiser « la bombinette du Général ».

    Fort heureusement notre capacité nucléaire, une fois acquise, n’a jamais été remise en question par quiconque.

    On imagine aisément à quoi serait réduit le poids véritable de notre pays dans le concert des nations, et singulièrement dans l’espace européen, s’il ne disposait pas ou plus, aujourd’hui, de cet atout maître !
    On imagine le tour que prendrait la diplomatie de la déjà très arrogante Allemagne de Mme Merkel et de Mr Schauble, qui se permet de décider aujourd’hui en solitaire, pour sa seule convenance personnelle, de la politique d’austérité dans l’UE, de sa politique migratoire et des arrangements avec la Turquie de M.Erdogan, « l’islamiste-modéré » !

    Il nous faudra rester vigilants.
    Les européistes, y compris certains en France, sous couvert de nécessités de « défense commune », sont évidemment très demandeurs…d’un partage de l’arme nucléaire française !
    Or, nul n’ignore que la plus solide clause de pérennité pour une une nation est de ne jamais baisser la garde !

  7. une partie de l’article m’étonne. En effet comment peut-on imaginer qu’en revenant dans le commandement intégré de l’OTAN, nous ne sommes pas dans l’orbite américaine ?

  8. Il est pour le moins étonnant que pour ces « spécialistes » le volet « RETOMBEES » recherches et développement technologiques qui ont eu un impact majeur dans la compétitivité de la France dans de nombreux secteurs d’activités …énergie, transports, télécoms, informatique ,aéronautique, armements, sécurité, et bien d’autres secteurs d’activités civilo-militaires n’aient pas été mis en exergue ….affligeant !!!

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