La crise syrienne, enjeu du nouveau partenariat avec la Russie

Dominique de Villepin

Dominique de Villepin invite les Occidentaux à chercher un équilibre avec Pékin et Moscou

« La Russie est de retour ; c’est une bonne nouvelle pour le monde. Car il ne peut y avoir d’ordre mondial sans équilibre et sans diversité. Vouloir l’ordre, c’est accepter les différences. Sans la Russie, il n’y a pas de règlement possible des crises. L’accord sur la non-prolifération avec l’Iran en a été la preuve ainsi que l’enquête sur l’utilisation d’armes chimiques en Syrie à l’été 2013. Ayant toujours plaidé et agi en faveur d’un monde multipolaire organisé sur la base du multilatéralisme, je ne peux que me réjouir que la Russie se soit exprimée fortement à l’Assemblée générale des Nations unies. Sur l’Ukraine, l’apaisement crée aujourd’hui les conditions d’un processus politique qui exige que nous nous impliquions plus fortement encore. La réduction de la violence et le report des élections dans l’est de l’Ukraine sont des signaux positifs pour la mise en œuvre graduelle des accords de Misnk II. Avançons sur la loi concernant le fédéralisme ukrainien et renouons le dialogue de coopération entre Russie et Europe.

La Russie est de retour, mais dans quel monde ? L’incompréhension des grandes puissances est à son comble, nourrie de préjugés et de malentendus. Nous ne parlons pas le même langage et ne voyons pas le monde avec les mêmes yeux. Ne soyons pas naïfs. Le monde pourrait bien se briser en deux blocs, l’un occidental, dictant ses normes sans toujours les respecter, l’autre oriental, chinois autant que russe, refusant les monopoles de fait exercés par l’Occident en matière monétaire, financière, technologique. Nous pourrions bien nous réveiller avec un double système financier, un double Internet, peut-être un double système de gouvernance mondiale. La montée en puissance du renminbi, les nouveaux instruments sur Internet, la création d’institutions financières multilatérales nouvelles sont autant de signes d’un changement des temps.

L’enjeu de la crise syrienne dépasse de loin le cadre régional et même la question du combat commun contre le djihadisme. C’est le nouvel ordre mondial qui se décide.

Il est vital d’éviter les erreurs dans nos stratégies respectives en Syrie et en Irak. Mus en partie par nos héritages et nos expériences, nous subissons toujours la tentation de reproduire le passé. C’est vrai des États-Unis, de l’alliance sunnite avec l’Arabie saoudite dans les années 1970 jusqu’à l’invasion unilatérale de l’Irak. C’est vrai également de la France, ancienne puissance coloniale, protectrice historique des chrétiens d’Orient et marquée par l’expérience de la guerre d’Algérie. C’est vrai enfin de la Russie, héritière de longues traditions au Moyen-Orient, protectrice des communautés orthodoxes et portée aux conflits sur ses marges méridionales, de Catherine II à la Tchétchénie en passant par l’Union soviétique.

Nous devons aussi éviter une seconde tentation commune, celle de nous substituer aux acteurs régionaux et de les déresponsabiliser. Nous devons nous accorder sur des principes communs si nous voulons assécher le terreau du terrorisme. Premier principe, l’intangibilité des frontières, car la remise en cause des frontières Sykes-Picot, même avec de bonnes intentions, ne mènerait qu’à l’explosion régionale. Deuxième principe, la non-ingérence. Aucune puissance ne doit viser au changement de régimes par la force, mais pas davantage à leur maintien artificiel. Troisième principe, le refus de tout engagement au sol, dont nous connaissons tous dans notre chair – de l’Algérie aux deux guerres d’Afghanistan – les risques d’embourbement.

Nous pouvons en revanche faire preuve d’unité et montrer le chemin du dialogue et de la paix, notamment en organisant une conférence permanente sur la sécurité régionale dont les puissances internationales seraient les garantes, en reprenant le format 5 + 1 des négociations avec l’Iran, en y conviant l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Égypte. Nous pouvons exercer des pressions amicales, la Russie en Iran, l’Amérique en Arabie saoudite, tout en favorisant les dialogues croisés. Il s’agit de se concentrer aujourd’hui sur les pays fragilisés, parfois au bord de la rupture, comme la Turquie ou l’Arabie saoudite, car la conquête des lieux saints
de l’islam demeure dans la ligne de mire djihadiste.

La clé, c’est aujourd’hui de s’accorder sur un cadre politique pour la nouvelle Syrie, organisant la partition de fait dans un ensemble fédéral. Cela suppose dès aujourd’hui d’avancer sur des paix locales et des cessez-le-feu dans les zones où c’est possible: à Homs, à Idlib, à Alep.

Il s’agit de donner des garanties aux minorités et la protection des Alaouites par la Russie est bienvenue. De même, seule une garantie collective pourra assurer la sécurité de la région de Damas, mosaïque de communautés qui doit trouver, à défaut de mieux, un modus vivendi à la libanaise. Enfin, cet accord doit permettre d’établir des zones humanitaires protégées aux frontières turque et jordanienne. C’est le seul moyen de stabiliser l’afflux de réfugiés, notamment vers l’Europe.
Cet accord doit être surveillé et garanti par l’implication permanente d’une conférence de sécurité régionale et internationale avec tous les acteurs.
À défaut d’un tel accord, la violence sera sans fin. Des millions de Syriens seront jetés sur les routes. Daech et Assad se renforceront mutuellement et la gangrène gagnera le reste du monde sunnite.

Il serait temps que l’Europe retrouve sa voix, sa mémoire et son message. C’est dans cet esprit que je veux parler à mes amis russes lors du prochain forum de Valdaï, avec Vladimir Poutine. Car j’ai la conviction que l’Europe jouera un rôle clé pour éviter la cassure du monde. Son magistère ne tient pas aux leçons de morale et aux sanctions, mais à l’exigence du dialogue, à l’expérience et à l’exemplarité. Cessons les jeux de rôle à contre-emploi et agissons enfin en faveur de l’équilibre en allant à la rencontre de la Russie, de la Chine et du reste du monde ».

6 commentaires sur La crise syrienne, enjeu du nouveau partenariat avec la Russie

  1. erratum dans mon dernier commentaire, lire qu’il ait accès non qu’il aie accès.

  2. Monsieur de Villepin est notre meilleur conseiller et diplomate, par contre je doute qu’il aie accès à tous les domaines du secret. Il faut lui ouvrir les portes si nous voulons la paix.

  3. Beaucoup d’infos sur ce thème sur :

    http://www.chroniquesdugrandjeu.com/

  4. C’est très beau la naïveté politicarde et la grandeur des belles phrases intraduisibles dans la pratique.
    Dominique de Villepin est assurément un Lettré hors pair mais que Nenni du sens pratico pratique !!!
    Hélas on ne rebranche pas les fils de la Paix uniquement avec de belles phrases comme on ne guérit pas de graves maladies mortelles par de simples dialogues avec le médecin de son voisin.
    Souvenons-nous de son envolée lyrique à la tribune de l’ONU et ce qui est advenu ensuite pratiquement sur le terrain objet de son discours !!!!!

  5. Delaisse Jean-Paul // 2 novembre 2015 à 9 h 49 min //

    Je suis dans le même sens. Et donc, que penser de la position stricte de M. Hollande face à la Russie? il y a là me semble-t’il, un manque total de réalisme en politique étrangère, tout le contraire de la Russie. Les russes (par leurs dirigeants) ont toujours été dans cette voie, voire à l’extrême, et ce, quels que soient les commentaires extérieurs. Un peu d’attention géo-politique démontre que la Russie ne pouvait pas laisser une Crimée indépendante !…avec les conséquences que l’on sait.

  6. L’Europe, oui mais la France d’abord! Nous devons retrouver une crédibilité perdue en quittant le commandement militaire intégré de l’Otan que le plus américain de nos présidents nous a fait réintégrer en 2007. Cet impératif qu’omet DDV me parait significatif.
    D’autre part l’alliance sino-russe n’est que tactique en raison de l’hostilité infondée, déraisonnable que nous manifestons à l’égard de la Russie. La question ukrainienne ne doit pas porter ombrage à de bonnes relations avec la Russie qui ne fait que défendre ses intérêts et ceux des populations russophones face aux conséquences de la subversion US en Ukraine. Nos diplomates doivent être recadrés pour mettre fin à leurs penchants atlantistes voire néoconservateurs.

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