Jean-Louis Debré : “La technocratie administrative est livrée à elle-même”

Dans une interview exclusive décapante, le président du Conseil constitutionnel appelle “les politiques” à “mesurer leur part de responsabilité dans la dérive actuelle de nos institutions”. Il préconise une saisine directe du Conseil par le défenseur des droits.

27 OCT. 2014, PAR BRUNO BOTELLA

debreJLwCrise politique, défiance vis-à-vis des élites politiques et administratives, inflation législative, comptes de campagne de Nicolas Sarkozy… Dans une interview exclusive décapante, le président du Conseil constitutionnel appelle “les politiques” à “mesurer leur part de responsabilité dans la dérive actuelle de nos institutions”. Il préconise une saisine directe du Conseil par le défenseur des droits.

 

Crise économique, crise politique, crise des institutions… Certains, notamment à gauche, proposent d’en finir avec la Ve République. Qu’en dit le président du Conseil constitutionnel ?
Il s’agit là d’un petit jeu très français qui consiste pour les hommes politiques à ne pas s’interroger sur leurs responsabilités et à mettre en cause le fonctionnement des institutions. Peu après l’adoption de la Constitution, certains réclamaient déjà la VIe République. Ils affirmaient que la Ve République ne survivrait pas à de Gaulle. La réalité a été tout autre. Les politiques devraient mesurer leur part de responsabilité dans la dérive actuelle de nos institutions.

Votre constat est que notre Constitution est une protection dans le climat actuel…
Heureusement que nous avons ces institutions ! Turbulences politiques, impuissance des politiques à résoudre la crise financière, économique et sociale, tyrannie de l’instantané qui fait que la moindre élection locale a des conséquences nationales, interrogations sur “qui décide”, “qui a le pouvoir”, tensions internationales… Et malgré tout cela, les institutions sont toujours debout, il y a un président de la République et le gouvernement conduit la politique de la nation, l’Assemblée nationale et le Sénat légifèrent…

N’y a-t-il vraiment rien à changer dans nos institutions ?
Mais la Constitution a beaucoup changé ! Beaucoup trop, sans doute ! Un rappel : le parlementarisme rationalisé, prévu par les constituants pour éviter la confusion des pouvoirs qui était la marque de la IIIe et de la IVe Républiques, a été un élément important de la stabilité politique depuis cinquante ans. Or la dernière réforme constitutionnelle de 2008 a, d’une certaine manière, abîmé ce parlementarisme rationalisé. Je prends un exemple. Sous la IVe République, l’instabilité gouvernementale était facilitée par le fait qu’un ministre démissionnaire retrouvait automatiquement son siège de député ou de sénateur, s’il était parlementaire. En 1959, pour assurer la cohésion et la solidarité gouvernementale, les constituants ont fait en sorte qu’un ministre démissionnaire doive repasser devant les électeurs. En revenant sur cette règle en 2008, on a modifié un élément important de la Constitution de la Ve République. Bien d’autres exemples existent.

Vous dénoncez un retour rampant à la IVe République ?
Progressivement, oui, nous revenons à la IVe République. On ne parle plus aujourd’hui de majorité et d’opposition, mais de minorités politiques. Ce sont elles qui imposent leurs règles. De même, l’expression à la mode « majorité d’idée » est une expression d’Edgar Faure et c’est la négation de la majorité.

Jean-Louis Debré dénonce “a tyrannie de l’instantané”

L’instauration du quinquennat a-t-elle une responsabilité ?
Au nom de la modernité, on a réduit la durée du mandat présidentiel à cinq ans. Le septennat donnait du temps au président de la République, avec une durée de mandat plus longue que celle des autres mandats électifs. Ainsi, on a lié l’élection du chef de l’État à l’élection des députés, remettant le Président dans le jeu politique. Je ne suis pas certain que ce fut une bonne chose. Je l’ai dit, à l’époque.

Les élites politiques ne sont pas les seules à être mises en cause, les élites administratives, les hauts fonctionnaires, le sont aussi. Quel est le risque ?
C’est avant tout un problème politique. La technocratie administrative est livrée à elle-même parce que trop souvent, le politique démissionne.

Comment définissez-vous le rôle du Conseil constitutionnel dans le paysage institutionnel ?
Le Conseil constitutionnel s’est profondément transformé. Il s’agissait au départ d’une institution régulatrice des pouvoirs publics. Sa raison d’être était de veiller au bon fonctionnement du régime parlementaire, ce qui relève de la loi ou du règlement. Désormais, nous sommes une juridiction constitutionnelle. La question prioritaire de constitutionnalité (QPC), qui représente 95 % de notre activité, est à l’origine d’un profond bouleversement. Le fait que le Conseil ne soit plus seulement saisi des lois qui viennent d’être votées, avant promulgation, mais de lois parfois très anciennes, nous a sortis du jeu politique.

Jean-Louis Debré : “Des lois trop longues créent une instabilité juridique”

Sur la QPC, le filtre du Conseil d’État et de la Cour de cassation fonctionne-t-il bien ?
Il fallait éviter l’engorgement, qui aurait pu tuer la QPC et le Conseil constitutionnel. À l’époque, je me suis dit que si nous mettions deux ans à statuer, comme certaines juridictions, il y aurait contestation. Pour moi, le temps de la justice n’est plus le temps des magistrats mais celui des justiciables. La priorité est de rendre nos décisions rapidement. D’où la nécessité d’un filtre. L’autre raison est qu’à mes yeux, une juridiction constitutionnelle ne doit pas rendre des milliers de décisions par an, mais une centaine de décisions sur les sujets emblématiques pour trancher les grandes questions et assurer la lisibilité, la stabilité du droit.

Mais ce filtre n’est-il pas trop restrictif ?
Aujourd’hui, le filtre fonctionne à peu près correctement. Cependant, je préconise aujourd’hui une modification, à savoir permettre au défenseur des droits, qui peut déjà se constituer partie civile, de saisir directement le Conseil constitutionnel.

Les parlementaires n’attendent-ils pas trop du Conseil constitutionnel quand, par exemple, le Sénat lui demande de valider l’étude d’impact du projet de loi sur le redécoupage des régions ?
Toute loi doit désormais être précédée d’une étude d’impact. Le juge constitutionnel peut être saisi de cette étude d’impact, mais attention ! Qu’est-ce qu’une étude d’impact ? Est-elle sérieuse ? Quels moyens avons-nous ici pour nous prononcer ? Attention à ne pas donner au Conseil constitutionnel l’opportunité des lois…

L’excès de normes semble être dans le collimateur du gouvernement, mais les textes de loi sont toujours aussi “bavards”. Que peut faire le Conseil constitutionnel ?
C’est effectivement un problème : il n’est pas nouveau. Vous soulevez ce que disait déjà Montaigne : “Ces lois désirables sont celles qui sont les plus simples et les générales.”* La loi sur le logement fait 148 pages, auxquelles il faut ajouter environ 200 mesures réglementaires d’application et encore plus d’arrêtés pour pouvoir l’appliquer. La loi d’avenir pour l’agriculture atteint 130 pages. Certains articles font plus de 10 pages ! C’est un véritable problème. La loi est devenue un moyen de communication politique. Entre les pouvoirs financiers, international, européen, le législateur français est bien démuni. Il fait semblant. La loi doit fixer des normes juridiques précises. Revenons à cette idée  essentielle et n’oublions jamais que trop de loi tue la loi, pour reprendre ce qu’affirmait déjà Montesquieu.

Le constat n’est donc pas nouveau…
Ce n’est pas nouveau, puisque je critiquais déjà cela quand j’étais président de l’Assemblée nationale et je l’ai dénoncé encore en début d’année devant le président de la République. Au début de la Ve République, le code des lois, c’est-à-dire le livre qui récapitule toutes les lois votées dans l’année par le Parlement, pesait environ 450 grammes. En 2012, l’année où l’on a arrêté de le publier, il faisait plus de 5 kilos ! La loi, c’est en principe un élément de stabilité juridique, or nous sommes entrés en période d’instabilité juridique.

L’affaire Bygmalion** jette une lumière crue sur le financement des campagnes présidentielles. Quelle institution serait-elle la mieux à même de contrôler efficacement les comptes de campagne ?
Il y a une loi organique, modifiée en 2006, qui a fait que le Conseil constitutionnel n’est plus, comme avant, la juridiction de premier et dernier ressort sur les comptes de campagne présidentielle, mais la juridiction d’appel. Le Conseil constitutionnel est par ailleurs, depuis le début de la Ve République, le juge des élections législatives et sénatoriales. Ces lois fonctionnent bien.

Le Conseil constitutionnel s’est pourtant retrouvé au centre d’une polémique en 2013 pour avoir validé le rejet des comptes de campagne de Nicolas Sarkozy…
Non, il n’y a pas eu de polémique. Le Conseil constitutionnel a fait son travail de juridiction d’appel de la décision de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). Le candidat dont les comptes ont été refusés fait appel. Le Conseil constitutionnel n’examine pas tout son compte de campagne, il n’a pas des pouvoirs de police judiciaire. Il regarde si les moyens que le candidat invoque pour contester la décision de la CNCCFP sont fondés ou non. Nous procédons dans ce cadre à une instruction. Nous constatons que la décision de la CNCCFP est justifiée et écartons certains moyens invoqués par le requérant. Voilà, c’est tout. Quand la décision a été rendue, j’ai été critiqué au-delà de ce qui est raisonnable en démocratie, alors que la procédure était contradictoire, transparente. Que dirait-on aujourd’hui si le Conseil constitutionnel avait annulé le rejet des comptes par la CNCCFP ? La justice n’est pas là pour rendre service. Dans ces affaires, il y a la politique, le droit et parfois, les deux ne font pas bon ménage…

Votre mandat expire en 2016. Quelles qualités le futur président du Conseil constitutionnel devra-t-il avoir ?
Je voudrais qu’il ou elle continue dans la ligne que nous avons fixée : l’indépendance. C’est symbolique, mais quand je suis arrivé ici, j’ai fait enlever tous les portraits des présidents de la République et même le buste du général de Gaulle. L’indépendance vis-à-vis des politiques, je pense qu’elle est acquise, mais l’indépendance vis-à-vis des lobbies et des intérêts économiques…

Des pressions s’exercent-elles déjà sur vous ?
Avec la QPC, nous intervenons sur de nombreux secteurs de l’activité économique et de la vie sociale. Des appels sont formulés pour faire modifier la loi ou déclarer inconstitutionnelle une loi qui ne satisfait pas tel ou tel groupe d’intérêts. L’autre écueil serait que le mauvais fonctionnement des institutions aboutisse à faire du Conseil constitutionnel une troisième chambre du Parlement. Nous avons une gomme, nous n’avons pas de crayon. Nous ne sommes pas là pour écrire la loi à la place du législateur, mais pour effacer ce qui est contraire à la Constitution, aux droits et libertés constitutionnellement garantis. Toute loi imparfaite n’est pas forcément contraire à la Constitution…

Propos recueillis par Bruno Botella et Sylvain Henry

* “Les [lois les] plus désirables, ce sont les plus rares, plus simples, et générales”, Essais, livre III, chapitre 13.
** Mettant en cause le financement de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2012.


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Parcours
1944 Naissance à Toulouse
1971 Assistant à la faculté de droit de Paris
1977 Juge d’instruction à Paris
1986 Député RPR de l’Eure
1992 Conseiller général de l’Eure
1995 Ministre de l’Intérieur
1997 Président du groupe RPR à l’Assemblée nationale
2001 Maire d’Évreux (Eure)
2002 Président de l’Assemblée nationale
2007 Président du Conseil constitutionnel.

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