"La place de l’Europe dans le monde : d’hier à demain"

Le projet visionnaire d’« Europe européenne » qui fut, il y a un demi-siècle, celui du général de Gaulle, peut trouver dans le monde du XXIe siècle toute sa pertinence.
L’Europe doit, pour cela, s’organiser de la Méditerranée à la Russie pour exister comme confédération de nations libres dans un monde que dominera de plus en plus la bipolarité entre la Chine et les Etats-Unis.
Quand un problème est insoluble il faut en changer les données : redimensionner l’Europe dans sa géographie, dans son projet et dans son organisation.

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  • Article paru dans la revue « Politique étrangère » du printemps 2014, édité par l’IFRI.

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La première mondialisation du XXe siècle a produit un profond bouleversement de l’ordre des puissances et une dévalorisation globale des nations européennes. Elle a ainsi laissé le champ à une construction européenne largement technocratique et dépolitisée. Il est temps d’affirmer une vision nouvelle, fondée sur la coopération de nations qui demeurent en Europe le creuset de la démocratie. Seule une telle vision peut redonner à cette Europe son poids à l’international. 

D’une mondialisation l’autre : entre la première mondialisation (1860-1911), sous égide britannique, et la seconde entamée après 1945 sous égide américaine, il y a en effet des différences, mais aussi beaucoup de similitudes, et par conséquent de leçons à tirer : l’une et l’autre visent la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et, dans une certaine mesure, des hommes. Dans les deux cas, le marché mondialisé a besoin d’un « patron », d’un hegemon qui en fasse respecter les règles : dans le premier cas, c’est la Grande-Bretagne maîtresse des mers, appuyée sur un empire qui concentre un cinquième de la population mondiale et attentive au maintien de l’équilibre européen. Dans la seconde mondialisation, ce sont les États-Unis avec leur avance technologique, leur surpuissance militaire, le réseau de leurs alliances et la projection mondiale de leurs multinationales.

Or, le mouvement même de la mondialisation induit dans les deux cas une profonde modification de la hiérarchie des puissances. Dans la première mondialisation, c’est la montée de l’Allemagne, après sa première unification, qui est le fait saillant dans l’ordre industriel et commercial. En trente ans, elle triple sa production, alors que l’Angleterre la double et que la France ne l’accroît que d’un tiers. Dans la seconde mondialisation, le fait massif est la montée des « émergents » à partir des années 1990, au premier rang desquels la Chine, dont le PNB rattrapera celui des Etats-Unis avant peu d’années.

La montée de l’Allemagne a commencé d’inquiéter la Grande-Bretagne à partir de 1903. Celle-ci se rapproche alors de la France : c’est l’Entente Cordiale de 1904. De même, les Etats-Unis prennent peu à peu conscience, dans les années 2000, de leur déficit commercial, de leur désindustrialisation croissante, de leur dépendance financière vis-à-vis de la Chine et de la montée en puissance, y compris militaire, de cette dernière. Ils opèrent, à partir de 2010, un pivotement de leur flotte de l’Atlantique vers le Pacifique, nouent des partenariats commerciaux transpacifique ou transatlantique, ou opèrent des rapprochements stratégiques en Asie, pour isoler la Chine.

Bien sûr, comparaison n’est pas raison. A la différence de l’Allemagne impériale d’avant 1914, qui a développé simultanément la plus puissante armée de terre d’Europe et une marine de guerre visant à concurrencer la Royal Navy, poursuivant ainsi ce que l’historien allemand, W. Mommsen, a appelé un « impérialisme sans but » (« Zieloser Imperialismus »), la Chine d’aujourd’hui qui aspire légitimement à reprendre la place qu’elle occupait dans l’économie mondiale après plus d’un siècle d’éclipse, pour apporter à sa population de ce que ses dirigeants appellent « une moyenne aisance », peut entendre les conseils de prudence que lui donnait Deng Xiao Ping il y a trente ans.

Autre trait commun des deux mondialisations : elles sont de plus en plus financières. L’explosion de la bulle financière et la guerre des monnaies avec, en perspective, la convertibilité puis l’internationalisation du yuan, dessinent une nouvelle carte du monde. Une nouvelle bipolarité s’esquisse entre la Chine, astre montant du XXIe siècle, et les Etats-Unis dont la puissance, certes déclinante, reste, et de loin, la première. Dans cette nouvelle configuration du monde, l’Europe se trouve de plus en plus marginalisée aux plans démographique, économique, militaire et diplomatique.

Transfert d’hégémonie et dévalorisation des nations européennes

Comment l’Europe en est-elle arrivée là ? Il faut, pour répondre à cette question, remonter un siècle en arrière afin de comprendre non seulement comment la « boîte de Pandore » du XXe siècle a été ouverte en 1914, mais aussi saisir ab initio, le mouvement de dévalorisation des nations européennes. Celle-ci est au cœur de la démission du politique qu’on observe dans la construction européenne. Celle-ci qu’elle s’est faite depuis plus d’un demi-siècle, selon les plans de Jean Monnet :

– par le marché d’abord, l’administration de la concurrence ayant relégué la politique industrielle aux oubliettes ;

– sous la tutelle militaire et diplomatique des Etats-Unis ensuite, via l’OTAN, ce qui pouvait s’expliquer à l’époque de la guerre froide, mais est aujourd’hui incompréhensible ;

– enfin par la voie d’institutions technocratiques et non élues (le Parlement européen n’étant, selon la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe que la « juxtaposition de la représentation de vingt-sept peuples » (28 avec la Croatie) :

  • en premier lieu la « Haute Autorité » de la CECA devenue « Commission européenne », censée définir l’intérêt général européen et pour cela détentrice du monopole de la proposition législative et réglementaire, les gouvernements nationaux étant réduits à un rôle d’acquiescement ou au mieux de freins ;

  • en second lieu, la Cour de Justice imposant sans retenue la suprématie du droit communautaire sur le droit national ;

  • en troisième lieu la Banque Centrale européenne indépendante dont la seule mission était et reste de lutter contre une inflation aujourd’hui pourtant réduite à peu de choses.

Comme si l’Europe, au lieu de se faire dans le prolongement des nations, devait être édifiée sur une sorte de table rase et comme si son histoire, de 843, date du partage de l’Empire de Charlemagne, à 1945 pouvait être considérée comme une parenthèse malheureuse, avant qu’enfin elle puisse se construire vraiment sur la base de quelques dogmes rédempteurs (l’efficience des marchés, la stabilité de la monnaie), mettant le politique en congé.

Telle est la lointaine conséquence du premier conflit mondial qui a ouvert une guerre de trente ans (1914-1945) dont l’issue a été le transfert de l’hégémonie mondiale de l’autre côté de l’Océan et le ralliement des nations européennes devenues abouliques à une Europe supranationale censée se substituer à elles mais relayer en fait le nouvel hégémon américain. Or, ce ne sont pas les nations européennes qui ont voulu la guerre en 1914. Toutes, à tort ou à raison, ont été persuadées que leur pays faisait l’objet d’une agression étrangère. Les historiens ont depuis longtemps ruiné le mythe d’un enthousiasme généralisé pour la guerre. On a confondu à dessein la nation avec le nationalisme qui n’en est qu’une perversion. Celui-ci n’a en fait touché qu’une fraction des élites.

Si la guerre de 1914 résulte en profondeur du bouleversement de la hiérarchie des puissances dans la première mondialisation, la responsabilité de son déclenchement incombe à un étroit cénacle de dirigeants politiques ou militaires, essentiellement ceux du Second Reich. Une diplomatie inutilement agressive (Maroc – Balkans), une politique d’armements navals inconsidérée qui inquiétait l’Angleterre, dont Berlin recherchait par ailleurs la neutralité, une planification militaire enfin qui impliquait que, pour faire face à la Russie, l’Allemagne envahît préalablement la France, en violant la neutralité belge dont l’Angleterre était garante, ont créé les conditions de l’embrasement général. J’ai rappelé les faits que Pierre Renouvin avait déjà établis dès 1925 (chèque en blanc donné par le gouvernement allemand à l’Autriche-Hongrie, dès le 6 juillet 1914, pour attaquer la Serbie, déclaration de guerre de la première à la seconde le 28 juillet, non prise en considération par l’Allemagne d’une proposition britannique de médiation entre l’Autriche et la Russie effectuée le 24 juillet, déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie le 1er août, après que celle-ci ait décrété la mobilisation générale, puis à la France le 3 août, invasion de la Belgique le lendemain, entraînant, le même jour, la déclaration de guerre de l’Angleterre à l’Allemagne).

L’argument de la mobilisation générale en Russie comme cause de l’entrée en guerre de l’Allemagne ne tient pas. Quelle était la logique d’une guerre qui visait à mettre la France hors de combat en six semaines, si la menace russe était si pressante ? L’Etat-major impérial y croyait-il lui-même puisqu’il ne maintenait à l’Est que des troupes de couverture ? Sur tous ces points, Henry Kissinger, dans « Diplomatie » [1], ne dit pas autre chose. Certes le peuple allemand a été convaincu par ses dirigeants de l’imminence de la menace russe, mais celle-ci a été gravement surestimée (et de fait « anticipée ») par l’Etat-major impérial. Les dirigeants du Second Reich, même s’il est malséant de le rappeler aujourd’hui, ont bel et bien déclenché une « guerre préventive » pour rompre ce qu’ils percevaient comme un « encerclement » à travers une alliance qu’ils avaient contribué à resserrer par leur politique inutilement agressive.

Ainsi, la première guerre mondiale n’a pas été d’abord une guerre franco-allemande mais beaucoup plus un conflit anglo-allemand pour l’hégémonie mondiale : l’Angleterre ne pouvait pas plus accepter la domination du continent européen à quoi aurait abouti une victoire allemande en 1914, qu’elle n’avait toléré celle de Napoléon un siècle plus tôt. L’erreur des dirigeants du Second Reich est d’avoir déclenché une guerre préventive dont ils n’avaient nul besoin, le mouvement naturel de la première mondialisation leur assurant la prépondérance économique sur le continent. Ils auraient dû chercher la conciliation avec leurs voisins plutôt que de céder aux dangereuses ambitions de la Ligue pangermaniste, dont l’influence se faisait sentir jusqu’au sein de l’Etat-Major impérial. A coup sûr, les dirigeants allemands pas plus que les autres dirigeants européens, n’ont imaginé l’horreur, l’ampleur, la durée et les conséquences d’une guerre à laquelle tous se sont trop facilement résignés. A cet égard, la responsabilité est largement partagée. De même, l’article 231 du traité de Versailles aurait dû distinguer la responsabilité politique des dirigeants du Second Reich de la responsabilité morale du peuple allemand qui n’était pas engagée. En Allemagne, comme ailleurs, les citoyens n’ont fait qu’obéir aux ordres de mobilisation. Le Reichstag ne connaissait pas le plan Schlieffen d’invasion de la Belgique, élaboré dès 1905. On peut même se demander si les dirigeants politiques du Second Reich comprenaient ce qu’il signifiait. Il a manqué à l’Allemagne d’avant 1914 l’homme d’Etat qui aurait su rendre compatible la Surpuissance qu’elle était devenue avec le maintien de l’équilibre européen et mondial. La légèreté des dirigeants ne doit cependant pas retomber sur les peuples. La connaissance de l’Histoire doit seulement éviter le renouvellement de pareilles erreurs, hélas toujours possibles. C’est pourquoi la commémoration de la guerre de 1914 ne doit pas imputer aux nations européennes des crimes qu’elles n’ont pas commis. Il n’y a pas lieu d’instrumentaliser la lecture du passé pour justifier aujourd’hui la mise en congé de la démocratie qui vit dans les nations, et cela à la seule fin d’instaurer ce que Jürgen Habermas appelle « une Europe postdémocratique ».

La chancelière Angela Merkel, lors du Conseil européen du 18 décembre 2013, a mis en garde les dirigeants européens contre les risques d’explosion de la zone euro s’ils n’acceptaient pas la conclusion de contrats contraignants avec la Commission de Bruxelles, en les incitant à ne pas renouveler les erreurs des « Somnambules » [2], c’est-à-dire des dirigeants européens d’avant 1914. Le conseil serait judicieux si on suivait l’avis de Joschka Fischer : « Il serait admirable qu’il y eût un dialogue européen sur la Première Guerre mondiale, car là est le début de la tragédie européenne » [3]. Ce dialogue pourrait peut-être faire comprendre pourquoi la refondation démocratique de l’Allemagne a dû attendre 1945, à travers la complète dissolution de l’alliance de l’aristocratie foncière et militaire de l’Est et de la bourgeoisie industrielle de l’Ouest qui avaient dominé le Second Reich depuis 1871, refusé la défaite de 1918 et consenti à l’accession de Hitler au pouvoir en 1933.

Il n’y a malheureusement pas en France de débat entre historiens et politiques, comme il a pu s’en nouer en Allemagne. Et il n’y a surtout pas de débat franco-allemand ou européen sur ce sujet. Nous laissons ainsi sommeiller d’anciennes questions (ainsi le jugement porté sur le traité de Versailles), au risque de les voir se réveiller un jour. Surtout, la commémoration de la guerre de 1914 risque de nous enfermer dans une vision mortifère de notre Histoire ou dans une vision téléologique (l’Europe, l’Europe, l’Europe !), peu propre à nous aider à surmonter les contradictions du présent. L’idée européenne est une chose, ses modalités d’application en sont une autre. La commémoration de la Première Guerre mondiale devrait nous aider à distinguer une finalité incontestable : le resserrement des solidarités fondamentales entre les peuples européens et les moyens d’y parvenir aux plans économique, monétaire, diplomatique, militaire. Or, c’est ce débat sur les modalités de la construction européenne qui est aujourd’hui interdit par une mémoire approximative et surtout sélective, visant à diaboliser les nations européennes et à les disqualifier comme instances de base de la démocratie, au profit de mécanismes de décisions technocratiques qui échappent aux peuples, mais non aux groupes de pression et aux influences venues d’ailleurs. Cette disqualification de la nation est d’autant plus inacceptable s’agissant de la France, que celle-ci a démontré une capacité de résistance qui lui a valu de retrouver son rang en 1945. La guerre de 1914-1918 peut ainsi être interprétée de deux façons : soit à travers l’effondrement de 1940 comme l’annonce de la fin de la France, soit au contraire comme la manifestation de son exceptionnelle résilience à travers son rebond ultérieur. Cette relecture du passé n’est évidemment pas sans résonnance sur les choix d’aujourd’hui.

Si l’Europe s’enferme désormais dans le déclin, ce n’est pas seulement parce qu’après deux guerres mondiales, l’hégémonie a définitivement déserté ses rivages, c’est surtout parce que ses nations, et notamment la France, se sont toutes plus ou moins résignées à ne plus exercer leur responsabilité politique.

Jouet des marchés financiers, sans protection, sans défense autre que celle que les Etats-Unis lui procurent à travers l’OTAN, ayant troqué, les instruments de la puissance contre une prétendue « influence » à travers valeurs, normes et standards déclarés « universels », l’Europe, soixante-dix ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, s’éclipse de plus en plus de l’histoire.

Peut-on l’y remettre, en reprenant l’ouvrage à la base, c’est-à-dire par les nations – cadres à ce jour indépassés de la démocratie et de la responsabilité des citoyens – car les nations continuent d’exister, derrière les apparences d’une construction européenne devenue folle si on la juge à ses résultats : ni la prospérité ni la puissance ne sont au rendez-vous qu’avaient fixé les initiateurs du traité de Maastricht. Ni même la paix si on porte attention aux remugles de guerre froide que l’affaire ukrainienne fait ressurgir sur le continent. Les peuples eux-mêmes et donc la démocratie ne s’y retrouvent plus. Les institutions de l’Europe à vingt-huit fondées sur quelques dogmes simplistes – la concurrence « pure et non faussée », l’efficience des marchés, ou le primat de la lutte contre l’inflation – qui la mettent en fait en pilotage automatique signant la démission du politique devant le « despotisme éclairé » d’une nouvelle technocratie. Ces institutions sont d’ailleurs bloquées, à l’exception peut-être du Conseil européen, où se retrouvent comme par hasard les chefs d’État et de gouvernement des États membres. Privée du carburant politique que donne la démocratie, cette Europe néolibérale et technocratique n’offre pas aux nations européennes un acteur de substitution. Elle scelle, au contraire, une durable subordination aux États-Unis d’Amérique.

La monnaie unique fournit un bon exemple du contresens commis à travers la négation des nations. En juxtaposant des économies hétérogènes et divergentes, les concepteurs de la monnaie unique ont fait le pari d’un « saut fédéral », qui, au pied du mur, se révèle infaisable, eu égard à la disparité des niveaux de développement des législations sociales et à l’énormité des transferts qui seraient pour elle nécessaires. Or la monnaie suit la nation. Elle ne la précède pas. Ce « saut fédéral » ressemblerait beaucoup au « saut dans le noir » auquel le Chancelier d’Allemagne, Bethmann Hollweg, a comparé la déclaration de guerre à la Russie et à la France, au début du mois d’août 1914. La monnaie unique a fourni une réponse idéologique au problème de la réunification allemande : elle a été conçue comme le moyen de faire advenir au forceps une nation européenne, présupposé de toute construction fédérale, mais qui a le principal tort de ne pas exister. L’Europe, en effet, est faite d’une trentaine de peuples. Viciée dans son principe, la monnaie unique expose les pays qui l’ont en partage à des crises récurrentes. A terme, je ne crois pas qu’elle soit viable. Mieux vaudrait, selon moi, s’en aviser assez tôt pour procéder aux aménagements nécessaires, tout en gardant le cap de l’unité des peuples européens.

Un autre logique pour la construction européenne

Est-il possible de reprendre l’affaire européenne sur la base de concepts clairs : la démocratie qui vit dans les nations et par conséquent les nations elles-mêmes, auxquelles il faudrait faire confiance pour parvenir à définir, sur quelques sujets essentiels (la monnaie, l’industrie, l’énergie, la défense, la politique extérieure), ce qu’est l’intérêt général européen ? Face au dynamisme conquérant des nations émergentes, l’Europe peut-elle se redresser autrement qu’à travers la confiance retrouvée de ses nations, comme ce fut le cas tout au long d’une Histoire glorieuse où chacune a contribué à l’éclat et au rayonnement de la civilisation européenne tout entière ?

L’Europe d’aujourd’hui n’est évidemment pas l’Europe à six, où la France, dans le contexte de la guerre froide, jouait les premiers rôles. Avec les élargissements successifs, la réunification allemande et l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale, c’est naturellement une Europe germanocentrée qui est apparue par l’effet de la géographie et de la géopolitique, mais plus encore de la prépondérance économique de l’Allemagne. Appuyée sur des avantages comparatifs anciens (on a vu qu’elle avait su « creuser l’écart », dès la fin du XIXe siècle), ayant digéré sa réunification, bénéficiant d’un modèle social avancé et de la proximité de pays à bas coûts, ayant comprimé les siens depuis dix ans et rogné l’indemnisation du chômage, l’Allemagne s’accommode beaucoup mieux d’un euro surévalué que les pays de l’Europe du Sud dépourvus de créneaux de spécialisation « haut de gamme ». Assise sur ses énormes excédents commerciaux et sur la confiance des marchés financiers, l’Allemagne a imposé au reste de l’Europe la règle d’or qu’elle s’était donnée à elle-même, c’est-à-dire la réduction prioritaire de son déficit budgétaire à travers le traité européen dit TSCG (traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance). En regard, la monnaie unique a endormi la vigilance que la France aurait dû conserver pour préserver sa propre compétitivité.

L’Europe, aujourd’hui, est une Europe déséquilibrée, plongée dans une stagnation économique de longue durée qui gonfle le chômage (12,2 % en moyenne dans la zone eruo, 27 % en Grèce et en Espagne) et rend plus difficile la résorption des déficits. Les Parlements se trouvent réduits à approuver les budgets jugés conformes par la Commission européenne à la trajectoire des finances publiques résultant du TSCG. Mme Merkel veut même aller plus loin en proposant aux Etats de passer des contrats contraignants avec la Commission programmant l’assouplissement du marché du travail ou la réduction de la protection sociale. Des institutions propres à la zone euro (gouvernement économique, Parlement européen en formation restreinte) ne suffiront pas à faire reculer le spectre d’une Europe « postdémocratique ». « L’Intégration solidaire » prônée par la France convaincra difficilement l’Allemagne qu’elle doit encore accroître ses engagements pour maintenir à flot la monnaie unique, ceux-ci équivalant déjà à 30 % de son PIB, selon l’économiste H.W. Sinn, directeur de l’IFO, le plus réputé des instituts d’études économiques allemands.

Les choix stratégiques à long terme de l’Allemagne sont de plus en plus extra-européens : Chine, Russie-Ukraine, Kazakhstan, Inde, Etats-Unis, Brésil… L’Allemagne d’aujourd’hui se vit comme une grande Suisse, mais elle fonctionne en fait comme une petite Chine, exportant 7 % de son PNB. L’excédent commercial allemand est généré pour les trois quarts aujourd’hui sur des pays extérieurs à l’Union européenne. Ce renversement s’explique certes par le ralentissement économique imposé à la zone euro et particulièrement aux pays de l’Europe du Sud. On en vient cependant à se demander si l’Allemagne a encore aujourd’hui besoin de l’Europe, si elle ne se conçoit pas, de plus en plus, comme un pays « offshore », branché plus sur l’économie mondiale en pleine croissance que sur l’économie stagnante de ses partenaires européens. Là est la contradiction majeure de l’Allemagne. Aujourd’hui comme hier, l’Allemagne se situe au cœur du continent européen. Peut-elle continuer longtemps d’imposer à celui-ci, à travers des disciplines rigoureuses que requièrent le maintien d’une monnaie unique, un équilibre de sous-emploi, un chômage massif et une désindustrialisation continue ? N’est-il pas préférable, tout en maintenant le cap d’une union toujours plus étroite des peuples européens, de laisser chaque pays satisfaire en priorité ses propres besoins ?

L’Allemagne ne veut pas sacrifier sa compétitivité au maintien d’une fiction monétaire, au prix de transferts qui deviendront vite, à ses yeux, insupportables. Elle rechigne à jouer le rôle de locomotive de la croissance européenne, et l’intervention d’un SMIC à 8,50 euros l’heure, à partir de 2015, n’y changera pas grand chose. Elle est réticente à la mise en œuvre par la Banque Centrale européenne d’une politique de création monétaire qui viserait à souscrire directement ou indirectement aux titres de dette publique émis par les Etats déficitaires. Si on ajoute à la dette des Etats, celle des banques à laquelle le projet d’union bancaire n’apporte pas de garantie solide et celle des particuliers, on ne peut que constater la modestie des moyens dont dispose le tout petit « fourgon-pompe » qu’est le MES (mécanisme européen de stabilité) pour assurer la stabilité à long terme de la monnaie unique.

Ne serait-il pas temps que les dirigeants allemands et français s’avisent que le déséquilibre économique croissant entre leurs pays respectifs s’enracine dans le vice constitutif de la monnaie unique ? Plutôt que de s’enfoncer dans la voie d’une déflation interne et d’une Europe disciplinaire fondamentalement contraire au projet de solidarité croissante entre les peuples européens, il serait infiniment plus raisonnable de réaffirmer le principe de la responsabilité des Etats en maintenant un toit européen sous la forme d’une monnaie commune, panier de monnaies nationales reconstituées. La fixation négociée de parités fluctuant à l’intérieur d’étroites fourchettes dans un système monétaire européen (SME) bis permettrait de restaurer entre les économies européennes des mécanismes d’ajustement monétaire infiniment moins douloureux que les dévaluations internes qui leur sont actuellement imposées.

La transformation de l’euro de monnaie unique en monnaie commune ne peut procéder que d’une initiative concertée des deux pays qui ont porté la monnaie unique sur les fonts baptismaux : la France et l’Allemagne. La recréation d’un système monétaire européen bis permettrait de tenir compte des écarts de compétitivité enregistrés depuis la création de l’euro en 1999. La monnaie commune garderait un rôle essentiel : elle servirait au financement des transactions internationales et à l’émission d’emprunts européens. Ceux-ci permettraient de lancer des programmes d’investissements d’intérêt commun. L’instauration d’une monnaie commune pourrait se traduire, selon moi, par une dévaluation moyenne d’environ 20% des monnaies européennes : l’Europe retrouverait ainsi à l’échelle mondiale une compétitivité et des marges de croissance qui lui permettraient de mobiliser ses capacités de production inemployées et de faire reculer le chômage. C’est par la monnaie, et non par le protectionnisme, que l’Europe pourra préserver son modèle social qui a certainement aussi besoin d’être rénové.

La compétition des nations émergentes qui maîtrisent désormais la technologie, implique que les nations européennes se mobilisent et retrouvent à travers un projet les raisons d’interrompre leur déclin. Il faudra sans doute travailler plus pour ne pas gagner moins. Mais un projet collectif ne peut-il susciter l’effort que nécessite de la part des pays européens le bouleversement du monde ? Je mesure bien la signification idéologique qui a été donnée au départ à la monnaie unique : c’est pour cela que la réforme de l’euro devrait maintenir clairement le cap de l’unité européenne, sur la base d’une relation franco-allemande refondée et renforcée. L’Allemagne, pour résoudre ses contradictions, a besoin de la France, car on ne peut pas refaire l’Europe sans la France. Le projet visionnaire d’« Europe européenne » qui fut, il y a un demi-siècle, celui du général de Gaulle, peut trouver dans le monde du XXIe siècle toute sa pertinence. L’Europe doit, pour cela, s’organiser de la Méditerranée à la Russie pour exister comme confédération de nations libres dans un monde que dominera de plus en plus la bipolarité entre la Chine et les Etats-Unis.

Pour résoudre la considération apparemment insurmontable dans laquelle le choix de la monnaie unique a enfermé les nations européennes, et d’abord l’Allemagne, il faut bien évidemment une vision de ce que peut être l’organisation du continent européen à l’échelle du siècle qui vient. Celle-ci ne peut gommer des nations qui continuent d’exister et d’abord la nôtre, qui s’est toujours définie d’abord comme une nation politique. L’Europe du XXIe siècle sera à la base, une Europe des nations. C’est nécessaire à la démocratie et cela implique à l’évidence la géométrie variable.

Quand un problème est insoluble il faut en changer les données : redimensionner l’Europe dans sa géographie, dans son projet et dans son organisation.

Dans sa géographie d’abord : la Russie et l’Ukraine, par leur culture, font partie de l’Europe quelle que soit la forme, de préférence concertée, de leur association. L’Europe doit également arrimer à son développement le Maghreb et la Turquie. Enfin, elle doit prendre conscience de sa responsabilité politique pour aider l’Afrique à réussir son décollage et le monde arabe, notre voisin, à mener à bien sa modernisation dans le respect de son authenticité

Dans son projet ensuite : l’Europe doit garder l’ambition de rester une référence pour le reste du monde. L’émergence des pays restés longtemps à l’écart du développement n’implique pas la destruction de l’Etat social en Europe. Pourquoi les peuples du Sud devraient-ils être privés d’une bonne éducation, d’un système de santé efficient et des services publics performants ? L’Europe doit maintenir une ambition de civilisation et servir de pont entre les cultures. Il y a entre l’Europe occidentale et la Russie non seulement une culture commune mais des complémentarités évidentes au plan énergétique et industriel et des intérêts géostratégiques partagés. En aidant la Russie à devenir un grand pays moderne, et non en ressuscitant un climat de guerre froide, nous servirons la cause de la paix et de la démocratie sur notre continent. Celle-ci, en effet, sera de plus en plus portée par l’essor des classes moyennes en Russie.

Le grand basculement du capitalisme vers l’Asie-Pacifique peut sembler de prime abord marginaliser l’Europe. Et si c’était, au contraire, la chance donnée à l’Europe de bâtir un modèle de société plus équilibré et plus humain ? Une chance pour la paix aussi, parce que l’Europe n’est plus, comme au XXe siècle, dans « l’œil du cyclone » ? Une chance enfin pour arrimer la Russie à l’Europe et pour permettre à l’Afrique de mener à bien son développement, en l’aidant à assurer par elle-même sa sécurité ?

Seule une large vision de l’Europe au XXIe siècle peut aider l’Allemagne, en étroite union avec la France, à résoudre enfin convenablement, son historique problème : « trop grande pour ne pas chercher à dominer l’Europe, mais trop petite pour y parvenir ». Bien entendu, une telle Europe doit recentrer ses ambitions vers l’essentiel : la monnaie, l’industrie, l’énergie, la sécurité. Elle doit rompre avec la manie de tout vouloir réglementer. L’Europe du XXIe siècle doit se faire avec les nations et avec la démocratie qui s’exprime en chacune d’elle, dans des configurations qui varieront selon les politiques. Il n’est pas nécessaire que l’Europe veuille se mêler de tout. Une Confédération européenne doit se préoccuper de l’essentiel et veiller à ce que les grandes fonctions soient assumées par les pays qui le peuvent et le veulent. Un noyau commun se formera naturellement. Le Conseil européen qui prédomine désormais sur les autres institutions européennes autorise cette souplesse. Il peut être réuni en formation variable. Un domaine intergouvernemental serait pleinement reconnu à côté du domaine communautaire. La Commission européenne perdrait le monopole de la proposition. Elle gagnerait à devenir un simple outil de préparation et le cas échéant d’exécution des décisions du Conseil. Le parlement européen verrait sa légitimité renforcée en redevenant l’émanation directe des Parlements nationaux. La Cour de Justice enfin devrait respecter la compétence générale qui appartient aux Etats et borner sa jurisprudence aux matières d’intérêt communautaire. Les Etats veilleraient – en tout cas les plus importants d’entre eux – à ce que l’Europe s’affirme de manière indépendante vis-à-vis du reste du monde. Cette affirmation de l’Europe libérerait les États-Unis et la Chine d’un tête à tête étouffant.

L’idée d’une « Europe européenne » trouverait tout son sens dans le monde du XXIe siècle. Elle aiderait à nourrir une vision humaniste renouvelée qui permettrait de tempérer et de contenir les querelles d’hégémonie qui ont fait basculer la première mondialisation dans une terrible régression de civilisation. Un tel projet d’Europe européenne n’est pas concevable sans un compagnonnage de longue durée entre la France et l’Allemagne. Lui seul permettra d’éviter d’abord une cassure entre l’Europe méditerranéenne et l’Europe nordique et, au-delà, de nouer les partenariats nécessaires dans notre voisinage (Russie, Maghreb, Turquie), comme à l’échelle du monde.

Ainsi refondée sur des concepts plus clairs et plus réalistes (les nations, la démocratie, la responsabilité, celle des citoyens aussi bien que des Etats), dotée d’un projet sensé (« l’Europe européenne » au XXIe siècle), disposant enfin d’institutions simples fonctionnant à géométrie variable, l’Europe pourrait devenir un pôle, mais un pôle de modération, d’équilibre et de progrès dans le monde « multipolaire » qu’on nous annonce depuis déjà assez longtemps sans qu’il ait encore pris forme.

Cette reformulation réaliste, mais non dépourvue d’ambition, du projet européen serait le moyen de « remettre l’Europe dans l’Histoire », après un siècle d’éclipse. A ceux qui aiment à rêver, je ne veux pas leur enlever l’espérance qu’à la longue une « confédération européenne » puisse devenir, dans les faits, une véritable fédération, à l’image de la Confédération helvétique … Comme dit le proverbe : « Il n’est pas interdit de rêver ». Je m’abstiendrai cependant de donner ce conseil aux politiques.

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[1] Henry Kissinger, Diplomatie, p. 51 à 1999, Fayard, Paris, 1991.

[2] Christopher Clark, Les Somnambules, Flammarion, 2013.

[3] Joschka Fischer, Fritz Stern Gegen den Strauß München, CH Bech, 2013, p. 33

1 commentaire sur "La place de l’Europe dans le monde : d’hier à demain"

  1. Jean Claude GENTY // 31 mars 2014 à 19 h 37 min //

    Monsieur Chevènement parle , pardon écrit d’or. Seulement et comme toujours, il s’arrête au milieu du gué.
    Son appartenance inconditionnelle à la gauche lui interdit d’agir comme il devrait le faire au regard de ses idées.
    Dommage, vraiment dommage.

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