Chypre ou la fracture européenne

 

  • par Marie-France Garaud [Marianne]

 

Où l’on voit l’Union européenne mettre au pas un petit pays, avant de redécouvrir le contrôle des capitaux puis d’assumer l’existence de deux euros. Et s’il s’agissait d’une nouvelle étape vers l’éclatement inéluctable de la monnaie unique ?

LOLOS/XINHUA/CHINE NOUVELLE/SIPA

 

Comble du paradoxe : Chypre, minuscule Etat de la zone euro, aura été le centre de la première vraie fissure apparue dans la structure de l’Europe telle que conçue par ses architectes d’origines et d’obédiences diverses. Pis encore, le fait que ce pays représente seulement 0,2 % du PIB de l’ensemble révèle la fragilité d’une construction présentée depuis vingt ans comme pérenne. On comprend dès lors que, après la cruelle condescendance affichée à Bruxelles ou Berlin, durant l’apogée de la crise, pour des pouilleux et des galeux incapables de gérer convenablement leurs affaires, un épais silence s’établisse sur un épisode dont on voudrait croire ou faire croire qu’il sera sans lendemain.

Il est douteux qu’il puisse en être ainsi et, sans vouloir faire de Chypre un modèle de gestion économique, il convient de rétablir la genèse d’une crise qui ne fut ni justement anticipée ni adroitement contrôlée.

Nul ne peut contester raisonnablement que la crise touchant Chypre ne résultait pas d’une explosion de sa dette mais des incidences sur cet Etat de la restructuration imposée aux créanciers privés de la Grèce au cours du printemps 2012. La dette publique de Chypre était jusqu’alors de 73 % du PIB, c’est-à-dire à peu près de même niveau qu’en France ou en Allemagne. Les actifs des banques chypriotes étaient de 7,5 fois le PIB de Chypre, proportion infiniment moins importante qu’au Luxembourg où ils s’élèvent à 15 fois le PIB (sans tenir compte du hors-bilan). Certes le secteur bancaire était surdimensionné, mais moins qu’au même Luxembourg dont le Premier ministre, Jean-Claude Juncker, a présidé l’Eurogroupe de janvier 2005 à janvier 2013 sans manifester la moindre émotion à ce sujet et sans qu’il soit venu à l’esprit de quiconque d’évoquer alors, en ce qui le concernait, les risques encourus par un «Etat casino».

Or, dès la mise en œuvre des mesures décidées pour la Grèce, Chypre avait, en juillet de l’année dernière, demandé une aide de 17,5 milliards d’euros lui permettant de faire face à l’annulation de ses créances sur ce pays. Malgré des rappels insistants, aucune réponse précise ne lui fut donnée par l’Eurogroupe durant toute la suite de l’année 2012, pas plus qu’au début de 2013. Le réveil n’en fut que plus brutal lorsque, le 16 mars dernier, la troïka déposa un projet d’accord dont les dispositions allaient inévitablement susciter la tempête : l’Union européenne fournissait à Chypre 10 milliards d’euros sur les 17,5 demandés, le FMI offrait 1 milliard et, pour le reste, Chypre était priée de s’en charger tout seul.

Le projet d’accord prévoyait à cette fin la mise en place d’une privatisation de certaines entreprises, mais surtout une taxe frappant tous les dépôts bancaires au taux de 6,6 % pour les dépôts inférieurs à 100 000 € et de 9,9 % pour ceux supérieurs à cette somme. Personne n’avait imaginé que puisse être instaurée, dans la zone euro, une mesure à ce point confiscatoire, surtout pour les plus bas revenus. Dans le même temps, les banques étaient fermées et le retrait des liquidités étroitement limité de ce fait. Le peuple tout entier se souleva d’un coup et, le 19 mars, le Parlement chypriote repoussa cette aimable proposition, sans qu’elle recueille une seule voix, rejetant en même temps le projet de loi portant sur la taxation des dépôts.

La menace d’un blocus

Dès lors, adieu, sourires et bonnes manières, place à la rudesse des rapports de force : la troïka exige du président chypriote un nouvel accord avant la fin de la semaine en cours sans que soit prévu le moindre allègement pour les montants mis à sa charge. Certes, la taxation des dépôts inférieurs à 100 000 € est abandonnée… et c’est le moins que l’on puisse faire puisqu’elle était en contradiction flagrante avec la règle instituant, dans la zone européenne, l’intangibilité des dépôts inférieurs à ce niveau. Il n’en demeure pas moins que, pour la troïka, le montant primitivement attendu de cette taxe doit être compensé par une augmentation corrélative de celle mise en place sur les dépôts supérieurs à 100 000 €, ce qui portera celle-ci au moins à 60 % !

Le FMI et l’Allemagne ne dissimulent d’ailleurs pas leur irritation quant à l’impéritie de ce «petit pays sans importance» incapable de gérer ses affaires. Ils exigent donc de Chypre la mise au point d’un plan complet et crédible, à leurs yeux, face aux défis économiques auxquels ce pays se trouve confronté et, pour commencer, le démantèlement de la Laiki Bank, ainsi qu’une restructuration massive du reste du secteur bancaire, le tout avant le 25 mars.

C’est alors qu’éclate une véritable bombe : Mario Draghi, président de la BCE, déclare de sa propre autorité que, faute d’un accord conclu à cette date butoir, la BCE cessera d’approvisionner la Banque centrale de Chypre en liquidités et prendra les dispositions nécessaires pour interrompre toutes relations entre le système bancaire chypriote et l’ensemble des établissements financiers de la zone euro. Il s’agit rien de moins que de la menace d’un blocus décidé du seul chef de la BCE et annoncé d’ailleurs dans des conditions juridiques contestables. La menace ne sera pas mise à exécution, car le président chypriote va signer, après en avoir disputé toute la nuit du 25 mars, et sans que les députés chypriotes aient été consultés, l’accord léonin qui lui a été imposé. Il n’en demeure pas moins qu’une règle institutionnelle a été bousculée : le pouvoir direct de la BCE s’affirme clairement dans le domaine du politique.

Les contraintes qui pèsent désormais sur Chypre sont énormes, mais, au-delà de ce malheureux pays, la semaine historique qui vient de se passer laissera des traces lourdes de conséquences pour la zone euro et d’abord en concrétisant la possibilité de taxations sur les avoirs bancaires, y compris les plus faibles. Dans un entretien au journal le Monde, Jeroen Dijsselbloem, ministre néerlandais des Finances et successeur de Jean-Claude Junker à la présidence de l’Eurogroupe, n’a pas hésité à commenter l’accord du 25 mars, déclarant que «dans tous les cas ceux qui ont pris des risques doivent en assumer les responsabilités» et que, tels les actionnaires et les créanciers obligataires des banques, «les déposants doivent être associés à la restructuration [de celles-ci]» ! Il oubliait sans doute qu’en ce qui concernait Chypre les investisseurs étrangers ne provenaient pas seulement de Russie mais de Grande-Bretagne, dont les ressortissants sont encore nombreux dans l’île puisqu’elle y tient deux bases, et aussi de partenaires du Moyen-Orient en raison de relations séculaires !

Sans doute, M. Dijsselbloem s’est-il efforcé par la suite de nuancer son propos en notant que les décisions prises pour Chypre répondaient à un cas spécifique, mais le souvenir en perdurera inévitablement, poussant ainsi les investisseurs étrangers vers les banques allemandes réputées plus sûres… petit profit dont la perspective n’échappe pas aux responsables de ce pays.

Une sortie aisée de la zone euro

Enfin et surtout, la gestion de cette crise a montré que le contrôle des mouvements de capitaux tel que décidé pour éviter la ruée de ceux-ci hors de Chypre lors de la réouverture des banques fonctionne. Il fonctionne imparfaitement puisqu’une importante sortie de capitaux s’est faite par des filiales de ces banques, mais il fonctionne et il serait tout à fait possible de le rendre plus étanche. Se trouve ainsi battu en brèche le principe fondateur de la zone euro : une monnaie circulant librement et portant la même valeur dans tous les pays qui la composent. Depuis que les contrôles de capitaux sont en place à Chypre, 1 € dans une banque chypriote n’a plus la valeur de 1 € ailleurs ; de sorte que s’est établie en Europe la coexistence de deux euros : l’un pour Chypre, car la monnaie chypriote s’appelle toujours l’euro, et l’autre, l’ancien, celui qui circulait depuis sa création dans l’ensemble de la zone définie par son nom jusqu’à ce que Chypre lui soit interdite.

Peut-être cette situation est-elle pour cette fois seulement transitoire, mais comme l’écrit Jacques Sapir dans une analyse impressionnante des multiples aspects de la crise chypriote, «l’important ici est que l’on a, sans crise et sans façons, créé deux euros : l’un chypriote, dont la fongibilité est limitée, et l’autre pour le reste de la zone, prouvant ainsi, bien involontairement mais clairement, combien il est facile de sortir de la zone euro»*. Tous les discours sur les aspects catastrophiques d’une telle sortie s’effondrent devant les faits.

Il conviendrait, au-delà de questions bien subalternes, que nos dirigeants veuillent bien consentir à prendre conscience de ces réalités, à s’inspirer de l’habileté remarquable dont nos partenaires font preuve pour en tirer profit et à mettre de côté les incantations illusoires ou pour le moins prématurées saluant la fin d’une crise de l’euro dans laquelle nous nous enfonçons imperturbablement.

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