Affaire Cahuzac : la justice marche sur des oeufs

 

Annoncée mardi 8 janvier par Mediapart, l’ouverture toute récente par le parquet de Paris d’une enquête préliminaire visant Jérôme Cahuzac pour des faits présumés de « blanchiment de fraude fiscale » recouvre plusieurs enjeux importants.

Selon le Code pénal, le blanchiment est le fait de « faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l’origine des biens ou des revenus de l’auteur d’un crime ou d’un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect », ou « d’apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit ». Le blanchiment est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende.

En l’espèce, des poursuites pour « fraude fiscale » auraient été impossibles, puisqu’elles supposent d’être initiées par Bercy. C’est donc le blanchiment du produit de la fraude fiscale qui est visé.

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(Photo : Jérôme Cahuzac)

Cette enquête préliminaire, qui reste sous le seul contrôle du parquet de Paris, lui-même dépendant statutairement du pouvoir exécutif, a été confiée pour son exécution à la Division nationale des investigations financières et fiscales (DNIFF, composée de policiers et d’agents du fisc, et dépendant du ministère de l’intérieur).

Elle vise à vérifier les informations de Mediapart, notre enquête indiquant que le ministre du budget a détenu un compte bancaire non déclaré en Suisse, qu’il a fermé en 2010 en transférant les fonds à Singapour – des informations vivement démenties par Jérôme Cahuzac, qui a déposé plainte en diffamation.

L’ouverture d’enquête préliminaire est une procédure classique, explique prudemment le parquet de Paris, qui ne souhaitait pas la rendre publique, et semble marcher sur des oeufs depuis mardi.

Lorsque des faits « susceptibles de recevoir une qualification pénale » – en l’occurrence placer des fonds à l’étranger sans en informer l’administration fiscale – sont dénoncés publiquement « il appartient au procureur (…) de faire procéder sans attendre aux vérifications relatives à la réalité et au contenu de l’enregistrement ainsi qu’à toutes auditions nécessaires pour parvenir à la manifestation de la vérité », se justifie le parquet dans un communiqué.

Interrogée par Le Monde (dans son édition datée du 9 janvier), la porte-parole du parquet de Paris a affirmé que l’ouverture de cette enquête n’avait pas de lien avec la lettre d’Edwy Plenel adressée au procureur, le 29 décembre. Dans ce courrier, le président de Mediapart s’étonnait que la justice ne se saisisse pas de ces informations pour les confier à un juge indépendant. « Nous y pensions bien avant », a assuré le parquet de Paris dans Le Monde. « Mais le temps judiciaire n’est pas le temps médiatique »

Dirigée par la section financière (F2) du parquet de Paris, et confiée à la DNIFF, l’enquête préliminaire devrait débuter, explique le parquet, par l’enregistrement de la conversation téléphonique entre Jérôme Cahuzac et son chargé de fortune, Hervé Dreyfus, mis en ligne le 5 décembre par Mediapart. Sur cet enregistrement sonore, trace d’un appel accidentel conservé par l’avocat Michel Gonelle, rival politique de Jérôme Cahuzac, on entend ce dernier confier : « Moi, ce qui m’embête, c’est que j’ai toujours un compte ouvert à l’UBS ». Les policiers vont certainement commencer par vérifier son authenticité, et s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un montage.

Les enquêteurs devraient aussi entendre plusieurs protagonistes de l’affaire : vraisemblablement Edwy Plenel et Fabrice Arfi, mais aussi Hervé Dreyfus, ainsi que l’avocat Michel Gonelle. Ce dernier, ex-député UMP et maire de Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne) adversaire malheureux de Jérôme Cahuzac, a reconnu auprès de l’Elysée avoir été le détenteur de l’enregistrement. En bonne logique, l’ex-magistrat Jean-Louis Bruguière, qui a lui aussi détenu une copie de l’enregistrement, devrait également être entendu.

Le parquet ne précise pas s’il souhaite entendre d‘autres proches ou des membres de la famille de Jérôme Cahuzac qui auraient pu avoir connaissance de l’existence d’un compte suisse non déclaré.

A ce stade de l’enquête, précise avec prudence la porte-parole du parquet, il n’est – en tout cas – pas question de convoquer le ministre, ni de lancer des démarches auprès des banques suisses. Ces investigations n’interviendront que dans un second temps, « dans l’hypothèse où des éléments délictuels seraient mis en évidence ». Le procureur de Paris pourrait alors solliciter l’entraide judiciaire franco-suisse, ou bien confier cette tâche à un juge d’instruction indépendant. Voilà pour ce que laisse filtrer le parquet sur cette affaire.

Prudence, précaution et componction

Interrogé par Mediapart, un avocat d’affaires parisien assure pourtant que les choses pourraient être réglées très rapidement. « Il suffit que le parquet de Paris s’adresse au parquet fédéral de Genève avec une demande en bonne et due forme : si le parquet de Genève écrit par réquisition : “Monsieur X a-t-il eu un compte chez vous ?”, l’UBS répondra dans les 24 heures. Je vois ça tous les jours dans les dossiers que je traite. Les banques suisses ont peur d’être poursuivies pour blanchiment, et elles coopèrent de plus en plus », assure cet avocat réputé.

Une solution rapide existe donc. Il reste, comme l’a montré l’affaire Bettencourt, qu’un juge d’instruction indépendant offrirait beaucoup plus de garanties quant à l’impartialité de l’enquête. Le statut du parquet, toujours dépendant du pouvoir exécutif, est encore en question.

En privé, le procureur de Paris François Molins assure qu’il a les mains entièrement libres dans cette affaire, et qu’il ne reçoit aucune instruction ni conseil amical, que ce soit du parquet général de la cour d’appel ou de la Chancellerie. Nommé à ce poste peu avant la présidentielle, alors qu’il était le directeur de cabinet de Michel Mercier au ministère de la justice, ce magistrat n’est pas dans les petits papiers du pouvoir actuel. Mais paradoxalement, l’affaire Cahuzac le rend intouchable : personne ne prendra le risque d’essayer de le débarquer tant qu’il dirige cette enquête sensible.

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(Photo : François Molins)

Quelles que soit la motivation et la qualité du travail qui sera fourni par les policiers et la section financière du parquet, cette enquête préliminaire ne peut avoir, finalement, que des avantages pour le procureur.

Discrète, voire secrète (avocats et journalistes n’y ont pas accès), elle lui laisse, surtout, l’appréciation finale des suites à donner à l’enquête préliminaire : il peut, au choix, la prolonger, la classer sans suite, confier l’affaire à un juge d’instruction, ou procéder à une citation directe devant le tribunal correctionnel.

Des solution plus baroques existent encore : procéder à un simple rappel à la loi (comme dans l’affaire Julien Dray) ou à un classement sous condition (comme dans l’affaire de l’appartement d’Alain Juppé).

On l’a compris : à défaut d’être vraiment indépendant, le procureur est le maître du jeu tant qu’il conserve la direction de l’enquête et l’appréciation des suites à y donner. Dans cette affaire comme dans d’autres, au gré des circonstances politiques, c’est lui qui a le redoutable privilège de baisser le pouce, ou au contraire de le lever.

L’enquête préliminaire est, en fait une enquête discrétionnaire. Et la gestion des carrières au parquet relevant toujours, pour partie, du pouvoir exécutif, le soupçon de partialité ou d‘opportunisme ne peut jamais être écarté. Pour mémoire, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a estimé, dans un arrêt historique rendu le 23 novembre 2010, que le procureur, en France, n’est pas une autorité judiciaire indépendante.

Pourtant, depuis avril 2012, un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Paris, Guillaume Daïeff, est désigné pour enquêter sur les pratiques d’évasion fiscale d’UBS en France. Et le ministère du budget, donc Jérôme Cahuzac, se trouve partie civile dans cette affaire.

En bonne logique, le parquet de Paris pourrait tout à fait demander au juge d’instruire sur les relations entre Jérôme Cahuzac et UBS révélées par Mediapart, son enquête visant précisément les méthodes de démarchage et d’évasion fiscale pratiquées à grande échelle par cette banque en France. Mais le juge d’instruction pourrait lui-même se saisir de ces informations en demandant un réquisitoire supplétif, c’est-à-dire l’autorisation d’inclure Jérôme Cahuzac dans le champ de ses investigations…

 

Affaire Cahuzac – article 1 : Affaire Cahuzac : les Français ont le droit de savoir…

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