Affaire Cahuzac : les Français ont le droit de savoir…

Mais allons au fond des procédures choisies. M. Cahuzac se plaint d’être diffamé par les révélations de Mediapart, et assurément il l’est. Affirmer l’existence cachée d’un compte bancaire en Suisse en vue de se soustraire même partiellement à une obligation fiscale est de nature diffamatoire.

Me Mignard : ce que l’affaire Cahuzac réclame de la justice (La rédaction de Médiapart)

Dans le prolongement de la lettre que nous avons adressée au procureur de la République de Paris (elle est à lire ici ), Me Jean-Pierre Mignard, avocat de Mediapart et docteur en droit pénal, s’interroge sur la paralysie de la justice dans l’affaire Cahuzac. « Il faut couper le lien entre l’exécutif et le parquet, et vite », en conclut-il, ajoutant : « Un peu plus de République et de démocratie nous fera le plus grand bien. » Me Mignard est également cofondateur et vice-président du Club Droits, Justice et Sécurités.

MEDIAPART : Certains s’étonnent de la lettre de Mediapart au procureur de la République de Paris dans l’affaire Cahuzac. En quoi cette démarche, certes inhabituelle, n’en est pas moins légitime ?

Il n’existe aucune raison d’en contester le principe ni de s’offusquer de son envoi. De son côté, M. Cahuzac a déjà saisi le parquet de Paris via la garde des Sceaux. Il y a comme une symétrie dans la riposte… Plus que tout citoyen, mais au même titre, un journal est un lanceur d’alerte au service de l’intérêt public. En faisant cette lettre, vous allez jusqu’au bout de cette logique : vous assumez vos informations et vous demandez à la justice de s’en saisir. La Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg et la chambre criminelle de la Cour de cassation disent cela à longueur d’arrêts. Dire le contraire annoncerait un changement de société politique.

Mais allons au fond des procédures choisies. M. Cahuzac se plaint d’être diffamé par les révélations de Mediapart, et assurément il l’est. Affirmer l’existence cachée d’un compte bancaire en Suisse en vue de se soustraire même partiellement à une obligation fiscale est de nature diffamatoire.

Reste pour Mediapart comme pour toute publication à rapporter la preuve des faits ou à démontrer sa bonne foi. Remarquons que, dans la quasi-totalité des procédures en diffamation, c’est la bonne foi qui est retenue par les juges pour relaxer les journalistes car la preuve est rare à fournir. On reviendra sur la preuve.

Les critères retenus par la jurisprudence pour entrer en voie de relaxe sont le but légitime de l’information, le sérieux de l’enquête et donc le caractère contradictoire de la publication, l’absence d’animosité personnelle, la modération dans l’expression. Si le journal satisfait à ces quatre critères, il est déclaré de bonne foi. En d’autres termes, si ce qu’il a avancé est suffisamment étayé, cela suffit pour le relaxer. Cela peut sembler étrange, mais une procédure en diffamation peut se conclure ainsi : le plaignant reste diffamé, mais le journaliste peut prétendre à la bonne foi de son travail.

Vous voulez dire que l’existence de preuves, au sens définitif et flagrant du terme, n’est pas obligatoire dans un procès de presse ?

Non, à condition quand même de ne pas dire n’importe quoi. Car qu’appelle-t-on preuves ? Bien souvent les enquêtes ne disposent pas à leur origine de la moindre preuve. Tous les policiers vous le confirmeront. On ne dispose que d’indices, et s’il y en a plus d’un on évoque un faisceau d’indices. Mais ce faisceau d’indices peut suffire à engager des poursuites et renvoyer devant le tribunal. En d’autres termes, ce n’est pas la procédure en diffamation lancée par M. Cahuzac qui apportera la lumière sur cette affaire. Ce n’est pas la solution judiciaire adéquate.

Quelle est alors la solution judiciaire ?

Elle ne peut venir de Mediapart seul. Mediapart n’a pas de motifs de plainte, sauf à contester la procédure en diffamation et à son tour riposter devant le tribunal par une procédure abusive.

J’entends cependant des confrères journalistes vous demander des preuves comme Harpagon sa cassette. Mais, comme je l’ai indiqué, ce n’est souvent qu’au stade des indices que les affaires commencent, rarement au niveau des preuves. Or ce n’est pas à Mediapart ou à quelque journaliste de rapporter des preuves – il ne manquerait plus que cela ! –, c’est à la justice. Celles et ceux qui accablent Mediapart à ce propos font preuve d’ignorance ou d’un tempérament démocratique qui demanderait une solide cure de vitamines.

Seule la justice dispose de pouvoirs d’investigation contraignants permettant à la fois de satisfaire à la manifestation de la vérité dans le respect des droits des parties. Il s’agit simplement d’apprécier si ce qu’a révélé la bataille publique livrée jusqu’à ce jour est de nature à la mettre en mouvement.

Autrement dit, la procédure lancée par M. Cahuzac et reprise par le parquet n’est pas conforme pour connaître la vérité ?

Non, il s’agit là d’une procédure en diffamation qui vise à satisfaire la demande de l’une des parties. Il n’y a pas de procédure d’enquête sur les faits eux-mêmes, mais une formalité procédurale qui vise seulement à vérifier que les auteurs des articles sont identifiables et disposent d’une adresse où un acte de citation est susceptible de les toucher, le cas échéant. Il semble donc que personne dans cette affaire ne veuille se presser, ou y avoir intérêt.

Il faut donc bien une procédure distincte ?

Pour connaître la vérité, au-delà de vos révélations et du démenti de M. Cahuzac, assurément. Il faudrait que les parquets de Paris ou d’Agen, les deux territorialement compétents, ouvrent une enquête préliminaire sur les indices déjà livrés à la curiosité publique.

Car ces indices sont suffisants pour justifier une enquête ?

Je ne connais pas cette affaire dans ces détails mais, comme des millions de personnes, j’ai suivi le feuilleton des enregistrements de propos prêtés à M. Cahuzac rendus publics ici même, d’abord balayés par celui-ci, puis confirmés par un ancien bâtonnier du Barreau d’Agen, adversaire politique de M. Cahuzac, puis par un ancien juge d’instruction, M. Bruguière, lui-même candidat contre M. Cahuzac.

Celui-ci, c’est piquant, est tellement peu curieux qu’il prétend ne pas en avoir pris connaissance et l’avoir détruit. M. Bruguière a connu un certain nombre de revers dans les informations judiciaires dont il avait la charge mais si, par moralisme, il détruisait des indices ou des preuves, certains de ses échecs deviennent a posteriori explicables.

À ce niveau d’embrouillaminis et parce que les faits sont graves, les parquets d’Agen ou de Paris doivent reprendre le relais et demander à ces deux personnes de remettre l’enregistrement à la justice, et les entendre. C’est, me semble-t-il, le minimum que l’on doive demander.

Plutôt, comme je le lis ici ou là dans des commentaires bien hâtifs, que de réclamer des preuves à Mediapart, et de l’injurier au passage, c’est aux parquets que certains de vos confrères devraient demander d’agir. Dans une société démocratique, il existe des règles de droit et ce sont les juges, plus largement les magistrats, et eux seuls qui sont aptes à apprécier le sérieux des preuves ou l’existence d’indices. Pas à un comice de journalistes : aux juges.

L’ouverture d’une enquête préliminaire n’est pas synonyme de mise en cause de M. Cahuzac mais elle satisfait au minimum exigible de curiosité de la justice au point où nous sommes rendus. Ensuite le parquet appréciera. Soit il poursuit l’enquête, soit il demande l’ouverture d’une information judiciaire, soit il classe car il n’y avait rien de tangible ou de suffisant.

« Une situation aberrante qui ne peut pas durer »

Mediapart a suggéré, dans un article puis dans notre lettre au procureur de Paris, qu’un juge d’instruction indépendant soit en charge de cette enquête. Ce juge existe d’ailleurs déjà puisque une information judiciaire concernant UBS et des faits d’évasion fiscale est en cours. Vous proposez plutôt une enquête préliminaire confiée au parquet, lequel est toujours soumis hiérarchiquement au ministre de la justice. Pourquoi ?

Je suis entièrement d’accord avec votre lettre, mais j’en diverge en effet sur un point : il est trop tôt pour solliciter la compétence du juge en charge du dossier UBS. Que la justice réunisse d’abord les indices. Et ensuite le procureur apprécie, soit il transmet au juge avec réquisitoire supplétif, soit il ouvre une information autonome, c’est-à-dire la désignation d’un autre juge, soit il classe.

Pourquoi la justice ne fait-elle pas ce travail sur les indices, comme vous dites, au service de la vérité ?

Parce que tout le monde est dans l’embarras. Le gouvernement parce qu’il est solidaire de son ministre au nom du principe de solidarité, mais ce principe connaît quand même des limites. Ensuite il s’est promis de ne pas intervenir dans les affaires de justice. Or la ministre de la justice a sollicité le parquet sur une disposition spéciale dont elle a été saisie par M. Cahuzac qui lui en donne la possibilité. Mais, précisément, je ne suis pas du tout certain de la validité de la procédure mise en œuvre par le parquet de Paris dans cette affaire.

Le garde des Sceaux ne doit agir en justice après avoir été saisi par un de ses collègues ou anciens collègues que si celui-ci est diffamé à raison de ses fonctions ou à l’occasion d’un acte de ses fonctions. La fonction est alors autant protégée que la personne. Ce n’est pas le cas, me semble-t-il. Car jamais M. Cahuzac n’est mis en cause dans sa qualité de ministre mais pour des faits, qui, s’ils étaient établis, relèveraient de sa responsabilité de particulier. L’exercice de sa fonction n’est pas mis en cause, c’est la personne privée qui l’est.

On voit bien, comme je le disais, que personne ne semble dans l’urgence dans ce dossier car M. Cahuzac, dont les avocats sont compétents, pouvait agir par le dépôt d’une plainte contre l’enregistrement diffusé, solliciter des retraits en référé, etc. Or rien de tout cela ! Il paraît même qu’il fallût refaire une seconde plainte, sans doute du fait de cet imbroglio entre le statut de ministre et de personne privée, et par conséquent de la recevabilité de la procédure elle-même.

Est-ce que, du point de vue de la justice et de son rôle démocratique, l’affaire Cahuzac n’est pas finalement un cas d’école ? Mediapart fait son travail d’enquête, dont il est prêt à rendre compte dans le cadre du droit de la presse. Le principal intéressé campe sur son démenti, tandis que le gouvernement attend, jouant la montre. Les médias comptent les points, comme s’il s’agissait d’un duel. Et, pendant ce temps, la justice est muette comme si elle était tétanisée…

Je vais être clair et net, il faut couper le lien entre l’exécutif et le parquet, et vite.

Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation aberrante et qui ne peut pas durer. Nous avons à l’évidence un exécutif, président et gouvernement compris, dont la culture n’est pas interventionniste, à la différence du précédent, mais qui se trouve contraint d’intervenir quand même a minima. Les parquets qui devraient ouvrir un enquête non pas contre personne dénommée mais sur les faits qui s’étalent à la une des journaux ne le font pas. Peut-être attendent-ils un appel téléphonique du ministre de la justice qui n’appellera pas ni dans un sens ni dans un autre, non-intervention oblige. C’est la conviction, honorable, de la ministre et de son cabinet. Je la respecte et la partage mais leur bonne volonté ne suffit pas ou plus, la preuve !

Il faut que la loi change. Rapidement. Or les parquets ont derrière eux deux siècles de soumission aux ordres de l’exécutif, et il faut un effort de tempérament pour se défaire de la paralysie qui est la leur dans les affaires de pouvoir et d’argent. Ne désespérons pas, je connais beaucoup de jeunes procureurs qui n’attendent que cela.

Il n’y a pas d’autre solution que de mettre en œuvre, et vite, la promesse faite par le président Hollande de modifier la loi organique de 1958 régissant le statut des parquets. Un large consensus du Congrès rassemblant les deux assemblées peut être trouvé sur cette question. L’opposition devrait y trouver son intérêt. Ce serait là une grande réforme. Elle est promise.

Les membres du parquet doivent être libres et indépendants et soumis à la seule loi, nommés par le Conseil supérieur de la magistrature et responsables devant lui. C’est l’application de la doctrine de la Cour européenne des droits de l’homme pour distinguer un magistrat d’un fonctionnaire de justice.

À eux de goûter à l’air du grand large de la liberté, qui n’est pas le désordre et encore moins l’iniquité. L’embrouillamini, c’est ce que nous constatons aujourd’hui et qui ne fait profit à personne. Un peu plus de République et de démocratie nous fera le plus grand bien. C’est quand même pour cela aussi que nous avons changé de Président de la République. Allez, courage !

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