Approches théorique et pratique d’une monnaie commune

0dd9c78e-e14e-11dc-aae7-ce6407cc366aIntroduction de Jean-Pierre Chevènement au séminaire « Approches théorique et pratique d’une monnaie commune » du 13 février 2012

Mesdames, Messieurs, nous allons commencer ce séminaire dont l’idée avait été formulée il y a quelques mois par Christian de Boissieu.

L’idée de monnaie commune n’est pas neuve, elle a même été expérimentée. L’Ecu (European Currency Unit) fut notre monnaie commune tout au long des années 1980. Le renforcement de l’Ecu (panier de monnaies flottant sur les marchés et permettant d’articuler les monnaies nationales entre elles) était d’ailleurs la thèse britannique (le hard Ecu).

On aurait pu aller plus loin, par exemple en rendant l’usage de l’Ecu obligatoire dans les relations externes, réservant les monnaies nationales, convertibles en Ecu, aux usages internes. Cette idée a été finalement écartée, dans des conditions qui ne m’ont jamais paru très claires.

Ce sont les travaux du comité Delors qui ont accouché du projet de monnaie unique. Ce comité Delors s’était réuni au début de 1988 avant même les élections présidentielles françaises. Jacques Chirac était encore Premier ministre. Jacques Delors raconte dans ses Mémoires [1] qu’il avait été pressenti par le Chancelier Kohl pour assurer la présidence de ce groupe de travail qui soumettrait ses conclusions à un conseil européen. Delors présida donc ce comité, composé des gouverneurs de banques centrales, dont les travaux débouchèrent sur un projet de monnaie unique qui reprenait les règles de la Bundesbank allemande : une banque centrale indépendante ayant pour vocation unique de lutter contre l’inflation. Mais l’idée était qu’on pouvait aller vers la monnaie unique et qu’on ferait ensuite converger les économies. On ne disait pas lesquelles et surtout on ne fixait pas de calendrier pour la mise en œuvre de cette monnaie unique.

Je ne suis pas sûr que le groupe Delors se soit penché sur les travaux de l’économiste canadien Robert Mundell sur ce qu’il appelle une « zone monétaire optimale », celle où la mobilité des facteurs de production et en particulier des travailleurs permet de compenser l’insuffisance des transferts budgétaires des régions riches vers les régions pauvres. Comme toujours, on suppose que la dynamique européenne apportera des réponses aux problèmes créés par la monnaie unique. Je sais par un conseiller de Pierre Bérégovoy que lui-même n’y était pas très favorable parce qu’il voyait le problème qui allait résulter de la rigidification des taux de change entre des économies hétérogènes. Il était plutôt partisan d’une monnaie commune.

Selon ce conseiller, François Mitterrand aurait demandé à Pierre Bérégovoy s’il disposait d’une majorité pour soutenir le projet de monnaie commune. « Il y a la Grande-Bretagne et puis … rien, répondit Bérégovoy, … de l’autre côté, il y a l’Allemagne et les autres pays ». François Mitterrand décida de choisir le projet qui était soutenu par une majorité. L’expertise économique ne me paraît pas avoir eu sa place à ce moment-là. Y eut-il une discussion sur les avantages comparés de la monnaie unique et de la monnaie commune ? La seule chose qu’on sache c’est que les Britanniques étaient favorables à ce qu’on appelait un « hard Ecu », thèse finalement écartée.

On a pu penser que le système de la monnaie unique avait résolu les problèmes et on ne s’est avisé que tardivement, essentiellement avec la crise de 2008, que les écarts de compétitivité s’étaient beaucoup accrus, en particulier depuis la mise en œuvre en Allemagne de l’Agenda 2010 (plans Hartz I à IV) entre 2003 et 2005. Son inspirateur, Peter Hartz, conseiller économique de Schröder, était aussi l’un des dirigeants de Volkswagen (jusqu’à ce que son implication dans un scandale de corruption l’amenât à démissionner). Le chancelier Schröder avait insisté sur la nécessité de réduire le niveau de prestations sociales quand il était abusif, de renforcer la responsabilité individuelle et de s’écarter de l’assistanat. C’était au début de 2003, l’Allemagne considérait, à tort ou à raison, qu’après les grands efforts que lui avait coûtés la réunification, il lui fallait retrouver une compétitivité qu’elle croyait avoir perdue.

Dès 2003-2004 le commerce extérieur allemand dégagea des excédents importants. Nous-mêmes avions fait en 2008 une étude sur le commerce extérieur allemand et français comparé [2] qui montrait la puissance du commerce extérieur allemand. Je pense en particulier au poste automobile où l’Allemagne dégageait un excédent de quatre-vingt-dix milliards contre neuf milliards pour la France. Aujourd’hui, sur ce poste, l’excédent allemand est de cent milliards, le déficit français de dix milliards. Les écarts de compétitivité se sont creusés.

Aujourd’hui la crise de la monnaie unique repose sur des facteurs structurels, masqués par l’usage de méthodes non conventionnelles.

Depuis le mois de décembre, la Banque centrale européenne a mis en œuvre un système de prêts à trois ans et à très bas taux (1 %) au bénéfice du système bancaire : 489 milliards en décembre pour quelques cinq cents banques [3] qui ont pu accessoirement soulager dans une certaine mesure les tensions qui apparaissaient sur le marché des emprunts publics à dix ans, notamment en Espagne. En effet les banques, empruntant à 1 %, pouvaient trouver avantage à souscrire à des émissions faites à des taux nettement plus élevés. Le but premier de ces programmes dits LTRO était d’abord d’éviter une crise du crédit interbancaire.

Cette médecine peut masquer un temps les déséquilibres structurels, elle ne les supprime pas.

L’exemple grec le montre. Le problème de la Grèce est celui de sa compétitivité. Pourra-t-elle retrouver sa compétitivité en diminuant les salaires, les pensions, les remboursements de soins ? La Grèce ne dispose que d’une seule industrie, le tourisme, sa base industrielle est extrêmement réduite. Les problèmes structurels ne sont donc pas résolus par la monnaie unique. On peut gagner du temps. On peut prolonger le système. Une solution durable supposerait un ensemble de réformes vers lesquelles, me semble-t-il, on ne se dirige pas vraiment. Il ne suffit pas de contrôler de plus en plus sévèrement les budgets et de programmer le retour à l’équilibre, il faut aussi des moteurs de croissance. Dans l’état actuel des choses, je ne vois pas que ces moteurs de croissance figurent dans les textes du traité européen en préparation. Nous sommes donc face à une très grande incertitude.[4]

Le problème de la monnaie commune a été posé historiquement dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990. Aujourd’hui, le problème de la monnaie unique se pose et aucune solution n’a été apportée. Ce que propose M. Aglietta serait une avancée considérable dans le sens d’un véritable fédéralisme redistributif qui supposerait une union de transferts financiers [5] que proscrivent les traités et que l’Allemagne refuse, car la solidarité européenne est d’une intensité quarante fois moindre que la solidarité nationale.

Il a paru à un certain nombre d’esprits que l’idée de monnaie commune pourrait permettre une solution plus durable. Non pas qu’on y parvienne facilement, par accords raisonnés mais peut-être, si certains pays devaient être amenés à quitter la zone euro, pourrait-il à un moment donné paraître intéressant de revenir à cette idée de monnaie commune. Celle-ci permettrait en outre à un certain nombre de pays qui se sont tenus en marge de l’euro, monnaie unique, d’adhérer sous une forme renouvelée à un euro qui ne serait plus une monnaie unique mais une monnaie commune, un panier de monnaies dont il faudrait définir les règles.

Est-ce envisageable ?

A-t-on épuisé tous les moyens de sauver le système de la monnaie unique ?

En tout cas, il faudrait réfléchir sur la perspective qu’offre l’idée de monnaie commune.

Le cheminement de ces réflexions a conduit à l’organisation de cette table ronde qui rassemble des gens tout à fait éminents : Christian Saint-Etienne, professeur au CNAM, auteur d’un livre intitulé La fin de l’euro, paru chez Bourin en 2009, qui fut l’un des premiers, si ce n’est le premier, à lancer le débat ; M. Pierre Jaillet, Directeur général des Etudes et des Relations internationales à la Banque de France ; Christian de Boissieu, Président du Conseil d’Analyse Économique qui eut l’idée de ce débat ; enfin Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économiste, membre du conseil scientifique de la Fondation Res Publica auteur de Mourir pour le Yuan ? (édité chez Bourin en 2011).

Le débat se poursuivra avec les personnes qui nous ont fait le plaisir d’être présentes autour de cette table. Nous pourrons ensuite pousser plus loin notre réflexion, éventuellement en suscitant des thèses et en distribuant des bourses de recherche.

———
[1] Mémoires, Jacques Delors, Édition : Plon (8 janvier 2004)
[2] Commerce extérieur allemand : L’Allemagne au sommet de l’Europe ? Colloque organisé par la Fondation Res Publica le 17 mars 2008.
[3] Une deuxième opération de refinancement exceptionnelle à trois ans pour un montant de 529 milliards d’euros suivra fin février.
[4] Comme le dira (dans Le Monde du 18 et 19 mars 2012) le nouveau « chef économiste » de la BCE, « la situation reste fragile » : L’aide aux banques donne du temps mais ne résout pas les problèmes.
[5] Zone Euro : éclatement ou fédération, Michel Aglietta, Michalon (2012)

 

Le cahier imprimé du colloque « Approches théorique et pratique d’une monnaie commune » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

Participaient aux débats :
– Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica
– Christian de Boissieu, président du Conseil d’analyse économique (CAE)
– Christian Saint Etienne, économiste, professeur au CNAM, auteur de « La fin de l’euro » (Bourin éditeur, 2009)
– Jean-Pierre Cossin, conseiller-maître à la Cour des Comptes
– Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, membre du Conseil Scientifique de la Fondation Res Publica, auteur de « Mourir pour le Yuan » (Bourin éditeur, 2011)
– Jean-Luc Gréau, économiste, membre du Conseil Scientifique de la Fondation Res Publica, auteur de « La trahison des économistes » (Gallimard, 2008)
– Dominique Garabiol, membre du Conseil Scientifique de la Fondation Res Publica
– Julien Landfried, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica
– Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de la Fondation Res Publica

Commandez-le en cliquant ICI

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*