Message à John F. Kennedy

11 janvier 1962

Les relations avec l’URSS

Vous avez d’abord abordé le problème de Berlin. Sur ce point, nos positions respectives sont établies. Vous estimez que tout doit être tenté en vue d’obtenir des Russes, si la chose est possible, un arrangement acceptable pour le statut de Berlin et pour la question des accès. Vous tenez pour utile que votre ambassadeur à Moscou sonde sur ce point les intentions soviétiques. Il semble, cependant, que les soviets ont déjà, à maintes reprises, fait connaître leurs intentions, au sujet tant du sort de Berlin que de celui de l’Allemagne, les deux questions étant, d’après eux étroitement liées. Ces prétentions, telles qu’elles sont connues et d’ailleurs, appuyées par des démonstrations de force : construction du mur à Berlin, explosions nucléaires, etc., n’offrent pas à la France la possibilité d’entrer dans une négociation valable. Elle ne veut ni ne peut, bien entendu, s’opposer à ce que vous fassiez prendre pour votre compte des contacts avec les soviets. Mais, à moins que ceux-ci n’en viennent à changer leurs positions, je ne vois pas, pour ma part, comment ces contacts pourraient permettre de découvrir une base de négociation acceptable pour l’Occident. Je redoute même que, au contraire, le seul fait que des conversations ont lieu dans les conditions et l’atmosphère actuellement créées par les soviets risque de les confirmer dans leurs exigences.

Vous me dites que ces sondages étant faits sans la participation française, il importerait, pour le cas où des négociations s’engageraient effectivement, que la France pût se joindre aux États-Unis et à la Grande-Bretagne. Souvent, dans le passé, et encore tout récemment, j’ai exprimé l’espoir qu’un jour pourra venir où, dans une ambiance de détente et de bonne volonté, c’est-à-dire complètement différente de celle où nous vivons actuellement, de véritables négociations seront possibles entre les grandes puissances occidentales et la Russie pour tenter de régler les grands problèmes du monde et, notamment, celui de l’Allemagne. Dans ce cas, la France y prendrait part sans aucun doute et très volontiers. Mais, s’il devait apparaître que de telles négociations consisteraient, dans l’atmosphère actuelle, à aménager un recul de l’Occident pour ce qui concerne l’Allemagne, la France n’y participerait pas, lors même que les États-Unis et la Grande-Bretagne voudraient y procéder en son absence.

Il est vrai qu’une des raisons qui vous conduisent à entrer, dès à présent, dans des conversations avec Moscou, c’est – vous me l’avez dit à plusieurs reprises – la manière dont réagit l’opinion publique américaine : celle-ci étant mal disposée à accueillir l’accroissement des charges militaires et n’acceptant pas l’éventualité d’un conflit, dès lors qu’elle n’aurait pas la certitude que tout aurait été fait pour résoudre le litige par un accord avec ceux qui exigent et menacent. Je prends acte de cette tendance et je sais qu’elle est, dans une très large mesure, celle de nos alliés. Mais comment nous dissimuler qu’étant donné, d’une part, les prétentions connues des soviets et, d’autre part, la disposition à composer que manifestent les Occidentaux en raison de leurs alarmes, la négociation nous acheminera inévitablement vers des concessions successives ?

Ce à quoi vise Khrouchtchev c’est évidemment la neutralisation de l’Allemagne. Or, à mesure qu’il apparaît au peuple allemand que les Alliés occidentaux – essentiellement les États-Unis –, n’entendent pas maintenir partout, dans tous les cas et par tous les moyens, la situation qui lui avait été faite depuis la guerre et que même les Alliés inclinent à rechercher à son sujet un arrangement nouveau avec un bloc menaçant, il y a lieu de penser que, sous la pression de la peur, de la rancune et du calcul, ce peuple en vienne peu à peu à envisager précisément la neutralisation comme une issue à ses angoisses et à tâcher d’en tirer ce qu’elle -meut sembler lui offrir d’avantages apparents et momentanés. Le Kremlin w se fera, d’ailleurs, pas faute de lui faciliter les choses. Mais, cher monsieur le président, il faut que vous le sachiez bien, la neutralisation de l’Allemagne mènerait presque certainement à la neutralisation progressive de l’Europe. Quel serait alors le destin des États-Unis, isolés devant une Union soviétique renforcée et triomphante et au milieu d’un tiers monde que sa propre faiblesse rend impitoyable aux forts quand ils ont cédé le terrain ? Je ne puis vous expliquer mieux pourquoi la France qui, à travers l’Allemagne, est directement visée, considère avec méfiance et inquiétude la politique des négociations.

Désarmement et dissuasion nucléaire

Vous voulez bien m’entretenir ensuite de la question des armements nucléaires et des divergences qui existent entre nous à ce sujet. En particulier, tout en m’indiquant que les États-Unis sont préoccupés par le fait que la France se dote de tels armements, vous me dites, une fois de plus, qu’ils n’entendent pas l’aider à les construire. Mais, comme vous le savez, la France ne le leur demande pas. Je trouve naturel, en effet, qu’une puissance qui, comme la vôtre, dispose de pareils moyens préfère ne pas partager ses secrets avec un État étranger, fût-il son allié. Toutefois, et sans discuter la raison que vous m’en donnez, c’est-à-dire l’impossibilité où vous seriez de refuser à l’Allemagne l’aide que vous donneriez à la France, dans ce domaine, je ne crois pas que, après ce qui s’est passé depuis quelque cinquante ans, vous puissiez avoir, du côté français, les mêmes « souvenirs trop forts » et les mêmes « craintes trop réelles » qui vous déterminent à refuser éventuellement votre concours aux Allemands.

Cependant, je ne conteste aucunement la valeur de votre avis quant à la difficulté que la France va éprouver, faute d’assez d’espace et de ressources à se doter d’une force de dissuasion équivalente, même de loin, à celle des Soviétiques. Mais, comment apprécier le degré de puissance destructrice où commence la dissuasion ? Même si l’adversaire est armé de manière à pouvoir tuer dix fois celui qu’il veut prendre à partie, le fait que celui-ci a de quoi le tuer une fois ou même seulement lui arracher les bras, peut, après tout, le faire réfléchir. D’ailleurs, à l’Occident, la France n’est pas seule. Sa force atomique ajoutera, certes, quelque chose à la puissance du monde libre. Mais, le moment venu, il sera sans doute indiqué d’organiser l’emploi combiné des armements nucléaires occidentaux.

C’est par là que je me trouve amené, pour conclure, à vous dire, encore une fois, combien je regrette que les trois grandes puissances de l’Ouest, liées entre elles par une alliance qui a joué, par la force des choses, au cours des deux guerres mondiales et, d’autre part, très proches à tant d’égards en fait de conceptions, de sentiments et d’idéal, ne prennent pas le parti de constituer entre elles un « concert » organisé, indépendamment des divers organismes mondiaux ou atlantiques où s’enlisent leurs responsabilités. Si, par exemple, à l’heure qu’il est, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, décidaient la réunion périodique de leurs chefs d’État ou de gouvernement, celle de leurs ministres des Affaires étrangères, celle de leurs ministres de la Défense, en vue de prendre des décisions politiques et, le cas échéant, des décisions stratégiques communes, formaient par des fonctionnaires et des officiers délégués une commission politique et un état-major militaire tripartites permanents pour préparer ces décisions et en suivre l’exécution, affirmaient ensemble qu’elles s’opposeront par tous les moyens à toute tentative des soviets de modifier de force la situation actuelle de l’Allemagne, Berlin compris, je suis, quant à moi, convaincu que la foi de l’Occident en lui-même, la confiance qu’il inspire au-dehors, la cause de la liberté et, au total, la paix du monde, seraient assurées beaucoup mieux qu’elles ne le sont. Je compte prendre, une autre fois et dans le même ordre d’idées, l’occasion de vous écrire ce que je pense qui devrait être fait en commun par nos trois États en ce qui concerne l’évolution du tiers monde…

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