La vraie nature de la crise

 

  • par Georges Berthu*

Campagne du Parlement européen en faveur de la monnaie unique, 1992

Campagne du Parlement européen en faveur de la monnaie unique, 1992

 

 

  

Alors que le lancement de la monnaie unique européenne avait été une réussite technique, la situation s’est retournée avec une incroyable rapidité. Dix ans plus tard, les observateurs les plus sérieux regardent comme une possibilité la désintégration de la zone euro. Que s’est-il passé ? A vrai dire, tout était prévisible, et prévu. 

 Source : http://www.observatoiredeleurope.com/ 

 

Il suffit de relire des livres comme « A chaque peuple sa monnaie », paru en 1999, pour en être convaincu. (1) Mais l’entrelacs des évènements est si complexe que les dirigeants européens et leurs « experts » trouvent encore aujourd’hui le moyen de parader en accusant  les banquiers, les spéculateurs, les endettements publics, les égoïsmes nationaux, bref en invoquant tous les motifs imaginables susceptibles d’exonérer leur propre responsabilité.  

Essayons donc de retrouver les lignes de force derrière les complexités. Nous vivons aujourd’hui la superposition de deux crises qui interagissent et s’aggravent mutuellement : la crise de l’euro, propre aux États européens qui partagent la monnaie unique, et celle du libre-échangisme mondial dont les effets pervers pèsent sur l’ensemble des pays occidentaux, et sur beaucoup de pays moins développés aussi. En fait, la crise issue du commerce international joue le rôle du « choc asymétrique » qui déséquilibre l’union monétaire européenne mal bâtie.
Les analyses de la crise habituellement présentées sont partielles, et donc inopérantes. Les uns accusent l’euro seul, d’autres le libre-échangisme, d’autres encore la dérégulation financière. Ce qui est important au contraire, c’est de comprendre que ces facteurs se combinent. Il en résulte une crise qui ne ressemble à aucune autre et pour laquelle toute comparaison serait vaine.
Les citoyens sont de plus en plus désemparés : aucun remède ne fonctionne vraiment. La crise financière de 2008 semble avoir été maîtrisée, et pourtant nos pays se portent toujours aussi mal, la croissance ne repart pas et le chômage reste hors contrôle. L’incompréhension est à la mesure de l’écart entre les promesses et les résultats : car pour chacune des réformes accomplies, l’euro, le libre-échangisme, la dérégulation financière, les responsables annonçaient des points de croissance en plus et des points de chômage en moins. Or c’est l’inverse qui, implacablement, s’affiche sous nos yeux. Un monde de certitudes s’effondre, et montent à l’horizon, avec l’appauvrissement programmé, tous les spectres du désespoir. Que s’est-il passé ?    
 
 
 

La crise libre-échangiste 

Le libre-échangisme mondial,  comme l’a nommé Maurice Allais, est une perversion du libre échange, appliqué sans correction à des zones régies par des règles totalement différentes.  

Les dirigeants américains ont lancé cette politique en croyant qu’ils seraient les plus forts face aux pays moins développés ; les dirigeants européens ont suivi en s’imaginant qu’il s’agissait d’une sorte d’extension du marché intérieur, lequel avait plutôt bien fonctionné. Aucun n’a vu l’immense problème de principe qui résultait de l’introduction dans le jeu de partenaires aussi lourds et aussi différents que la Chine et le sud-est asiatique.  

Tout acte d’échange entraîne, à côté de son prix affiché, des coûts externes non chiffrés. Par exemple, l’achat d’un certain produit peut entraîner la faillite des fabricants concurrents, donc des coûts d’indemnisation du chômage, de reconversion, de formation, de réaménagement du territoire, etc. Dans le cas habituel où les partenaires de l’échange appartiennent au même pays ou à des zones sensiblement de même niveau, les coûts externes pourront être pris en charge, en tout ou partie, par la communauté, et tout le monde y trouvera un avantage car les bénéfices de la concurrence seront très supérieurs à ses coûts externes. Mais si les zones obéissent à des règles très différentes de sorte que l’une peut être considérée comme exerçant un « dumping » par rapport à l’autre, les coûts externes vont être exorbitants et impossibles à supporter. Ici se trouve une source majeure de la première crise.  

Certes, il n’y aurait pas de crise si l’État victime des coûts externes se voyait reconnaître la possibilité de les réintégrer dans l’acte d’échange, par un droit compensateur qui reflèterait leur vrai prix pour la société. Mais nous sommes victimes d’un véritable terrorisme intellectuel, qui exige de proscrire tout droit compensateur, toute correction par l’État, toute mesure défensive, taxées indistinctement de « protectionnisme ». Ce terrorisme intellectuel, l’Histoire le montrera, fut dirigé de main de maître par les profiteurs du commerce international dérégulé, qui se sont cachés sous les oripeaux du libre échange, et se sont infiltrés depuis longtemps dans les rouages européens, lesquels semblent d’ailleurs n’avoir été conçus que pour mieux les servir.  

Malgré l’endettement et l’affaiblissement progressif de la croissance qui résultent de l’ouverture dérégulée, les dirigeants occidentaux dans leur ensemble ont refusé de réviser cette politique, peut-être parce qu’il aurait fallu admettre leurs propres erreurs, affronter les groupes de pression des profiteurs et faire face à des résistances des pays exportateurs. Plutôt que de se lancer dans une bataille aléatoire sur la scène internationale, ils ont donc préféré agir en interne, par l’injection de liquidités censées relancer l’économie, sous des formes diverses selon les pays et les périodes : découragement de l’épargne et encouragement à la dépense, politique de taux d’intérêt bas, incitation aux acquisitions à crédit, déficits budgétaires. Il en est résulté non pas une croissance nouvelle – car l’hémorragie internationale continue par ailleurs et annule tous les efforts – mais un surendettement général, des ménages comme des États.  

Il en est résulté aussi la crise financière de 2008, due à la conjonction de la dérégulation et des injections de crédits, que sont venues exploiter, comme il était inévitable, les imprudents et les cupides. Mais il ne faut pas se tromper de cible. Le responsable de la crise principale n’est pas la finance, dérégulée ou non. Celle-ci n’est qu’un épiphénomène, désastreux certes, mais épiphénomène tout de même. La crise principale est bien celle née des effets pervers du libre-échangisme mondial qui ont poussé les gouvernements à lever toutes les barrières de la prudence pour essayer, désespérément, de retrouver les points de croissance qu’ils voyaient s’évanouir.  

La crise de l’euro 

L’ouverture dérégulée joue le rôle d’un « choc extérieur asymétrique », d’autant plus destructeur pour l’euro que ce dernier a été a été conçu dans une  « zone monétaire non optimale ».  

Les pays membres de la zone euro sont en effet affectés différemment par le libre-échangisme mondial. Leurs endettements s’accroissent partout, mais à des niveaux inégaux. Les croissances faiblissent partout, mais certains, comme l’Allemagne, maintiennent un chiffre enviable par les autres. Les écarts de taux d’intérêt sur les dettes nationales s’élargissent : à la mi-août, 2,3 % pour l’Allemagne, 4,9 % pour l’Espagne, 14,8 % pour la Grèce. Non seulement l’euro ne renforce pas la cohésion, mais on voit au contraire les divergences s’accentuer et les tensions se durcir.  

Pour maintenir un semblant d’unité, il faudrait une discipline de fer au niveau européen, et un système massif de secours mutuel. Mais ces compléments institutionnels n’ont pas été prévus à l’origine pour la bonne raison que s’ils avaient figuré dans le traité de Maastricht, l’euro n’aurait jamais été adopté. Aujourd’hui donc, pris au dépourvu, les gouvernements en sont réduits à bricoler dans l’urgence des instruments de secours, comme le provisoire « Fonds européen de stabilité financière », à relayer en 2013 par un « Mécanisme européen de stabilité financière », lequel devrait être inscrit dans le traité par le biais d’une « révision simplifiée » qui évitera de repasser devant les peuples.  

Mais tous ces efforts seront vains. Le « choc asymétrique » est trop puissant. Les garanties données par les États les moins malades à ceux qui sont défaillants ne feront qu’affaiblir les premiers sans guérir personne. Car la crise n’est pas due à des mauvaises gestions passagères ou à des malices de spéculateurs. Elle est due à la dislocation de nos économies par l’ouverture dérégulée, qui à son tour disloque la monnaie unique.  

Soulignons au passage que, même sans cette crise, l’euro n’était pas viable à terme. En effet la zone européenne n’offre pas  l’environnement requis pour une monnaie unifiée. La mobilité des facteurs de production y est trop faible. Les solidarités entre pays sont inférieures à celles qui prévalent à l’intérieur d’une nation. Les structures des économies sont différentes. Les mécanismes européens de redistribution restent secondaires. Dans ces conditions, même sans choc d’origine extérieure, il était inévitable que les économies des pays membres  divergent progressivement et suscitent un jour ou l’autre des tensions mortelles au sein de l’euro.  

Le choc du libre-échangisme n’a fait qu’accélérer une évolution fatale.  

La combinaison des crises 

L’euro et le libre-échangisme mondial se sont conjugués, dans un premier temps, pour développer des effets euphorisants, qui se sont ensuite retournés en effets dévastateurs.  

Effets euphorisants : l’euro a permis d’abaisser les taux d’intérêt payés par de nombreux États sur leurs emprunts, il leur a donné des marges supplémentaires et les a même encouragés à emprunter davantage. On ne peut pas exclure d’ailleurs que chez certains promoteurs européens de la monnaie unique, il y ait eu dès l’origine le désir de mettre en place ce système unifié pour gagner du temps face au nœud coulant du libre-échangisme mondial.  

Ce dernier a développé aussi, au début, une certaine satisfaction, voire un sentiment d’enrichissement chez les Européens : c’est un grand plaisir en effet que de pouvoir s’acheter, dans un premier temps, beaucoup plus d’objets avec le même salaire (lorsque ces objets sont importés) ; mais dans un second temps, il est moins agréable de n’avoir plus de salaire.  

Ces effets euphorisants se sont additionnés pour faire croire aux Européens, peut-être, que l’euro et le libre-échangisme étaient deux bonnes affaires. Cela n’a pas duré. Car maintenant nous en sommes à l’étape des effets pervers, et des effets pervers qui se cumulent.  

Le dérapage des endettements publics, en l’absence de croissance, écartèle la zone euro, affole les marchés et conduit à des plans d’austérité toujours plus durs. Pis encore : l’euro aggrave l’impact négatif du libre-échangisme mondial. La rigidité de l’unification monétaire empêche en effet les pays les plus faibles de se défendre en utilisant une monnaie dévaluée pour mieux résister dans le commerce international (ou sur le marché européen, face à l’Allemagne). Elle amplifie donc pour ces pays l’effet dévastateur de l’ouverture dérégulée, alors même que celle-ci désarticule la zone euro par sa pression asymétrique.  

Plus largement, l’euro est un « carcan » pour presque tous les pays : les taux de change, les taux d’intérêt de la Banque Centrale Européenne, sont des médianes,  exactement adaptées à la situation de personne, de sorte qu’il est difficile pour les pays membres d’appliquer des stratégies fines de réponses à la crise.  

En fait, si l’on approfondit la réflexion, on s’aperçoit que l’euro et le libre-échangisme sont contradictoires : l’euro repose sur la promesse implicite d’un État européen, et à terme, il ne peut pas fonctionner sans celui-ci. Mais le libre échangisme mondial repose sur une promesse inverse, celle d’un décloisonnement à terme de tous les États. Le résultat final ne peut être que la désintégration. Une des ironies de l’Histoire, c’est que ces politiques ont été mises en oeuvre par les mêmes hommes, les bureaucrates européens, qui apparemment ne se sont pas rendu compte de la contradiction.  

Autre ironie : la duperie dont sont victimes les fédéralistes européens.  Dans A chaque peuple sa monnaie, en 1999, nous disions déjà que l’euro et le libre-échangisme avaient été adoptés tous les deux par une courte majorité formée par l’alliance bancale des fédéralistes et des mondialistes.(2) En fait, ces derniers se sont servis des fédéralistes pour déstabiliser les nations, mais sans aucune intention de construire quoi que ce soit d’autre avec eux, et surtout pas un État européen.  

Les fausses solutions 

Devant l’approfondissement de la crise, deux approches s’offrent à nous d’habitude. Les uns soutiennent que l’État doit en priorité continuer à injecter des liquidités pour que l’économie ne s’effondre pas. Il faudrait donc accepter, voire amplifier, le déficit public pour financer cette politique. Une variante propose même une relance au niveau européen. Ces politiques sont folles car il ne sert à rien d’injecter de l’argent si l’on n’a pas d’abord réparé le cadre de l’économie.  

Une autre approche commande de lutter en priorité contre l’endettement, et donc mener une politique de rigueur en taillant dans les dépenses et/ou en augmentant les impôts. Cette préconisation a des apparences de bon sens, car on ne peut nier les surcoûts que nous imposent la « suradministration » et les excès de l’État-Providence. Donc la rigueur, oui, mais jusqu’où ? Faudra-t-il finir par s’aligner sur le niveau chinois ?  

En fait, ces politiques ne s’attaquent pas aux causes du mal – le libre-échangisme et l’euro – et se bornent à essayer de traiter le problème en interne, alors que c’est impossible. La première ne fera qu’aggraver l’endettement, déjà insupportable, la deuxième accentuera la déprime de l’économie, déjà désespérante. Les deux nous enfermeront encore plus dans des cercles vicieux.  

Une autre catégorie de conseilleurs est encore plus dangereuse, s’il est possible. Il s’agit de ceux qui font semblant de considérer le problème de plus haut, en préconisant un grand bond fédéraliste en Europe : un gouvernement économique doté du pouvoir de discipliner les budgets nationaux, avec bien sûr des sanctions, une mutualisation des dettes nationales, l’émission d’emprunts européens (les « eurobonds »), un impôt commun alimentant le budget européen (la taxe sur les transactions financières ?). C’est le scénario de l’engrenage que nous avions décrit en 2001 dans La normalisation par l’euro (« normalisation » étant pris dans ce cas au sens brejnevien de « mise au pas »).(3)  

Ce genre de solution serait inefficace, dangereux, stratégiquement absurde.  

Inefficace car la centralisation des pouvoirs au niveau européen, en elle-même, ne changerait rien au libre-échangisme (que les fédéralistes ne remettent pas en cause) ni à la disparité des économies et sociétés nationales, qui ne forment pas une zone monétaire optimale. Nous aboutirions seulement à « l’Union de transferts », nom donné par les Allemands à la perspective d’une énorme machine européenne à subventions qui dépouillerait les pays les plus rigoureux et déresponsabiliserait tout le monde.  

Dangereux  ensuite car on ne pourra pas créer de toutes pièces par la contrainte des conditions économiques, sociales et culturelles d’une union monétaire, alors qu’elles n’existent pas dans la zone euro. Au nom de quelle légitimité d’ailleurs exercerait-on cette contrainte ? Il faudrait qu’il existe une démocratie européenne supérieure aux démocraties nationales. Or elle n’existe pas. Les peuples d’Europe placent massivement la légitimité politique dans leurs Parlements nationaux avant le Parlement européen, et il n’y a aucun moyen de faire évoluer cette situation, sauf à établir une dictature dont évidemment personne ne veut.  

Enfin ce genre de solution fédéraliste serait stratégiquement absurde. Elle reviendrait en effet à augmenter les pouvoirs de ceux-là mêmes qui nous ont conduits au désastre actuel. Car n’oublions pas que les dirigeants européens sont les grands responsables de la mise en place de ce système monétaire ingérable. N’oublions pas non plus que ces mêmes dirigeants disposaient déjà depuis longtemps, avec la politique commerciale commune, d’un instrument quasi-fédéral, dont ils se sont servis pour démolir les défenses des peuples plutôt que de les renforcer. Allons-nous maintenant continuer à leur faire confiance en leur donnant davantage de pouvoirs ?  

Les vraies solutions sont difficiles 

Depuis quinze ans, nous mettons en garde contre les dangers des politiques européennes, sans avoir réussi à les infléchir. Les solutions, qui auraient pu être simples au départ, deviennent aujourd’hui extraordinairement difficiles car le nœud gordien se resserre de plus en plus.  

En désespoir de cause, la tentation est grande pour les gouvernements de mener des actions cosmétiques en croyant – ou en faisant semblant de croire, pour faire patienter les peuples – que la reprise économique va finir par arriver, et en établissant leurs budgets annuels sur des prévisions de croissance surestimées. Il vaut mieux le dire franchement : c’est une illusion.  

Aucune reprise ne viendra miraculeusement résoudre nos problèmes. D’où viendrait-elle d’ailleurs ? Il n’y a pas de deus ex machina pour nous sauver de nos propres sottises. En vérité, si on laisse de côté les petits soubresauts que l’on baptise fallacieusement « reprise », un vrai redémarrage de la croissance viendra peut-être un jour, lorsque les conditions de production se seront égalisées entre les continents et que nous nous battrons à armes égales avec les Chinois. Ce n’est pas pour demain. Et dans quel état serons-nous alors ?  

Pour réagir, il faut d’abord prendre conscience que les crises interagissent, ce qui implique en réponse la nécessité d’actions combinées à plusieurs niveaux pour dénouer le nœud gordien.  

Cette prise de conscience n’est pas acquise. Certains, notamment au Parti Socialiste, n’hésitent pas à mettre en cause le libre-échangisme, mais n’osent pas critiquer l’euro, de peur de passer pour anti-européens. D’autres, notamment chez les libéraux, n’hésitent pas à mettre en cause la « gestion de l’euro », mais évitent de parler du libre-échangisme, de peur d’avoir l’air de remettre en cause le libre échange. Pourtant, on l’a dit, le libre-échangisme n’est pas le libre échange, comme la monnaie unique n’est pas l’Europe. Mais les craintes d’amalgames sont bien réelles.  

De plus, ouvrir deux fronts à la fois est toujours dangereux du point de vue stratégique. Mais ici, nous y sommes obligés, compte tenu de la combinaison des crises. D’ailleurs, derrière les deux crises, n’y a-t-il pas un principal acteur fautif, l’irresponsable Union européenne telle qu’elle est gérée aujourd’hui ?  

C’est pourquoi la première recommandation à présenter à nos dirigeants est de ne plus écouter les fédéralistes, qui nous ont mis dans l’impasse et voudraient maintenant  nous y enfoncer davantage. L’Europe qu’ils ont bâtie jusqu’ici est une Europe sans les peuples, qui a largement contribué à la crise parce que, reposant sur une démocratie européenne fantasmée, elle s’adonne à des lubies étrangères aux priorités des peuples. Elle est insensible aux souffrances des gens et au contraire s’avère perméable à des intérêts qui ne sont pas ceux des citoyens.  

L’enjeu d’aujourd’hui – et ce ne sera pas une mince contribution à la sortie de crise – c’est de reconnecter l’Europe et ses peuples. On n’y réussira pas en continuant à sophistiquer des institutions bruxelloises hors-sol. On y réussira au contraire en établissant de nouvelles relations directes entre les démocraties nationales : subordination de la Commission, supériorité des Parlements nationaux, travail en réseau de ces Parlements, géométrie variable, flexibilité. Ces nouvelles relations permettront, au moins pour les décisions essentielles, de recentrer les politiques sur les vraies demandes des peuples, protection, emploi, sécurité, et non plus sur les chimères du libre-échangisme mondial, de l’idéologie anti-frontières et du constructivisme monétaire. (4)  

La deuxième recommandation serait de créer un statut de « suspension provisoire » de la participation à l’euro pour les pays défaillants, comme nous l’avions déjà proposé lors de la première crise grecque. (5) Ce serait un moyen de flexibiliser la monnaie unique et d’éviter que les pays défaillants n’entraînent tous les autres dans le gouffre. Cette voie, certes, n’a pas été suivie à l’époque. Les pays membres, toujours conduits par l’entêtement de Bruxelles, ont préféré s’engager dans des mécanismes de soutiens et de garanties qui nous font craindre que, si la désintégration survient, elle sera générale et catastrophique. Il n’est pas trop tard cependant pour se réorienter vers un système de monnaie unique flexible.  

Devant cette proposition de suspension provisoire, certains vont dire qu’il s’agit d’un moyen sournois pour sauver l’euro, ou au moins le cœur de l’euro, alors même qu’il est nocif, voire non sauvable. D’autres, au contraire, diront que c’est un moyen sournois pour « détricoter » la monnaie unique. Mais laissons les parler, et laissons l’avenir trancher. L’intérêt de cette proposition, c’est qu’elle permet des évolutions souples et empiriques, dans le cadre de la géométrie variable qui est celui que nous voudrions voir prévaloir en Europe.  

La troisième recommandation demande de travailler à la mise en place d’une concurrence équitable au niveau mondial, par de nouvelles règles du jeu permettant de compenser aux frontières les différences de normes sociales, environnementales ou de sécurité alimentaire, proposition que nous avons faite inlassablement depuis la négociation des accords de Marrakech en 1993-94. Ces compensations ne s’appliqueraient que dans les cas de différences importantes, s’apparentant à du dumping. Elles pourraient être levées progressivement, au fur et à mesure où les niveaux des nations se rapprocheraient.  

Il faudra donc ouvrir des négociations internationales délicates, en espérant que les Chinois, qui sont nos interlocuteurs stratégiques en cette affaire, seront conscients de leurs intérêts bien compris. Sinon il faudra prendre des décisions de protection unilatérales qui, sans aucun doute, entraîneront de nombreux effets indésirables pour tout le monde. Mais nous n’aurons pas le choix.(6)  

Cette proposition s’inscrirait dans une politique plus générale de « re-régulation » aux frontières de l’Europe qui prendrait le contrepied des politiques bruxelloises de ces dernières années. Il ne s’agirait nullement d’un « repli sur soi », comme nous entendons déjà les mondialistes le clamer. Il s’agirait seulement de reconnaître que toute communauté humaine a besoin de limites au sein desquelles inscrire ses lois, ses solidarités, ses démocraties. Il s’agirait d’arrêter la déconstruction des nations européennes, qui est la source principale et ultime de la crise multiforme que nous vivons. Il s’agirait finalement d’ouvrir la voie à la construction d’une Europe solide, appuyée sur ses peuples.  

La gravité de la crise commence à ouvrir les yeux de nos concitoyens. Il est possible – espérons-le – que la prochaine campagne présidentielle soit l’occasion d’un vrai débat sur ce point.  

*Georges Berthu est ancien député européen 

(1) Georges Berthu A chaque peuple sa monnaie, François-Xavier de Guibert éditeur, 1999.
(2) A chaque peuple sa monnaie, op. cit. pages 152 et sq.
(3) Georges Berthu La normalisation par l’euro, François-Xavier de Guibert éditeur, 2001.
(4) Sur ces institutions nouvelles, voir nos ouvrages Europe :Démocratie ou super-État (François-Xavier de Guibert éditeur, 2000) ou L’Europe sans les peuples (François-Xavier de Guibert, 2005).
(5) Voir notamment notre étude « Crise de l’euro, crise de la pensée européenne » sur le site www.libertepolitique.com 18 juin et 25 juin 2010.
(6) Idem note précédente.
Mardi 6 Septembre 2011 _ L’Observatoire De l’Europe

  

2 commentaires sur La vraie nature de la crise

  1. Remercions George Berthu.

  2. Une fois de plus, nous voici connectés au leit-motive de la gauche : « On s’afflige des conséquences tout en s’accommodant des causes » (Bossuer 1650 !). Les causes, elles se résument en une seule : nous avons abandonné le système économique que de Gaulle avait rétabli en 1945 (lire les principes du Gaullisme dans Vikipédia), celui qui avait permis de sortir de la crise de 1929 et que l’on pourrait appeler « le Capitalisme amendé ». Nous l’avons remplacé par un autre système économique, le Monétarisme, inventé par l’Ussanien (américain du Nord) Milton Friedman, et que nous appelons Pensée-Unique. C’était officieusement en Mars 1983 et officiellemenr en 1993. Ce système économique exigeait que le pouvoir soit abandonné à la Finance privée (Article 56 du Traité de Maastricht). Or cela est une absurdité que Bruxelles a inscrit virtuellement au fronton de son entreprise : « L’Europe sera Monétariste ou ne sera pas ».
    La base du remède : rétablir la hiérarchie érthique entre les trois composantes de notre vie en société. C’est au Politique d’avoir la Primauté du pouvoir. L’Economie doit garder une part d’indépendace pour être dynamique, sans toutefois échapper au contrôle du Politique, soit pour éviter les excès, soit pour susciter de nouvelles pistes. Quant à la Finance, elle est un outil de fonctionnement du Politique et de l’Economie, mais elle n’a pas nature à avoir le pouvoir absolu. Paraphrasant Clémenceau, disons que la Finance est chose trop sérieuse pour être abandonnée aux seuls financiers.
    A partie des ces bases, nous pourrons construire une autre vie en société, plus proche des peuples et des nations. Et de plus, la Démocratie retrouvera sa bonne santé. Le peuple a été tellement désinstruit de la Vie en Société, que ce sera un travail de longue haleine, et il n’y a pas de salut en dehors de cette reconversion.
    Pierre.Bellenger@wanadoo.fr

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