Le préjudice immoral de Bernard Tapie

 

 

 
10 septembre 2008, devant la commission des finances de l’Assemblée nationale. Trémolos dans la voix, l’œil humide, Bernard Tapie décrit « l’enfer » vécu par sa famille et lui-même à cause du Crédit lyonnais, qui aurait selon lui provoqué sa ruine et son déshonneur. C’est la fin de son audition, et l’homme d’affaires ferraille depuis plus d’une heure déjà avec plusieurs députés, pour défendre le bien-fondé de l’arbitrage rendu en sa faveur le 7 juillet précédent, et justifier les quelque 403 millions d’euros versés par l’Etat à sa personne, dont 45 millions au titre du seul « préjudice moral ».

Comme ému par ses propres arguments, Tapie assure que cette somme astronomique n’était qu’un dû. Après tout, assène-t-il aux députés, il a dû « changer le nom de ses enfants pour les amener à l’école », jure que « ça fait mal d’avoir son nom sur une poubelle », et relate – avec son élégance coutumière – que son épouse avait passé « sa journée entière à chialer dans les chiottes » après la visite ouverte au public de son hôtel particulier parisien, alors mis aux enchères par la banque, en décembre 1994.

Dans un grand final assez théâtral, Bernard Tapie s’en prend à François Bayrou, qui a osé comparer le montant sans précédent de cette indemnisation avec ce que reçoivent les familles endeuillées après un accident ou un décès causé par l’amiante (on peut lire le compte-rendu intégral de cette audition ici).

 
 
 


Bernard Tapie – Coup de gueule de fin par CyberPeople

Trois ans plus tard, il apparaît avec plus d’évidence encore que la procédure d’arbitrage a bien été entachée de nombreuses anomalies et irrégularités, et que l’Etat UMP a tout fait pour que Bernard Tapie obtienne gain de cause, avec un arbitrage sur mesure, tricoté au détriment des intérêts de l’Etat et des contribuables. Les sommes astronomiques versées à Bernard Tapie à cette occasion sont donc – elles aussi – au minimum sujettes à discussion.

Depuis cette audition de Bernard Tapie devant la commission des finances, Mediapart a publié de nombreuses enquêtes, et a notamment révélé trois documents accablants sur ce véritable scandale d’Etat : le rapport de la Cour des comptes (on peut le lire ici), celui du procureur général de la Cour de cassation Jean-Louis Nadal (on peut le lire là), et celui de la commission des requêtes de la Cour de justice de la République (on peut le lire encore là).

Christine Lagarde impliquée

L’arbitrage miraculeux qui a fait la fortune de Tapie ? C’est, en fait, d’après la Cour de justice, une affaire de « détournement de fonds publics », et de « faux par simulation d’acte », une « action concertée », qui risque très certainement de coûter une mise en examen à Christine Lagarde, ainsi que des poursuites financières et pénales à (au moins) deux hauts fonctionnaires impliqués dans le recours à l’arbitrage. Outre la Cour de justice, le parquet de Paris et la Cour de discipline budgétaire et financière mènent, en effet, parallèlement leur propre enquête.

Aujourd’hui, il est donc plus que jamais légitime de revenir sur l’indemnisation sans précédent du « préjudice moral » subi par Bernard Tapie dans l’affaire du Lyonnais.

Que représentent 45 millions d’euros versés par l’Etat en réparation d’un préjudice moral ?

Pour chercher des éléments de comparaison, Mediapart s’est procuré les derniers chiffres qui rendent compte de l’activité de la Commission nationale de réparation des détentions (CNRD). Composée de hauts magistrats de la Cour de cassation, cette commission décide du montant alloué aux personnes qui ont été détenues à tort, qu’elles aient obtenu un non-lieu, une relaxe ou un acquittement.

Cette commission a accordé une indemnisation pour préjudice moral (venant s’ajouter au préjudice matériel pour perte de revenus et frais d’avocat) à 38 personnes en 2010, contre 23 en 2009. La somme totale allouée à ces 38 personnes atteint 925.450 euros, soit – en moyenne – 25.454 euros par dossier. C’est-à-dire 2.000 fois moins que la somme reçue par Bernard Tapie pour l’affaire Adidas/Lyonnais. Une affaire dans laquelle l’homme d’affaires n’a pas été incarcéré (il a en revanche effectué une peine de prison dans l’affaire du match de foot truqué OM-USVA).

De quoi constater, s’il en était besoin, que les sommes allouées par le tribunal arbitral dépassent de loin l’entendement.

Quand François Bayrou tacle Nanard

Autre exemple, le record d’indemnisation versée à un détenu en France revient à Patrick Dils, qui a passé 15 ans en prison avant d’être acquitté : sa famille et lui-même ont reçu un million d’euros. Quant aux victimes d’une affaire d’Etat comme celle des « écoutes de l’Elysée », les deux enfants de l’écrivain Jean-Edern Hallier ont reçu 70.000 euros de dommages et intérêts. Une décision du tribunal administratif de Paris rendue en juillet 2008, qui a condamné l’Etat en considérant que Gilles Ménage et Christian Prouteau avaient agi « sur instruction du président de la République et d’autorités gouvernementales », dans une « affaire d’une particulière gravité ».

Autre affaire grave : la catastrophe écologique causée par le naufrage de l’Erika a entraîné la condamnation de Total à payer 200 millions d’euros au titre des dommages provoqués par la marée noire fin 1999. Une somme ventilée.

Revenons maintenant à la comparaison faite par François Bayrou au sujet de l’affaire Tapie en juillet 2008 (dans une tribune publiée par Le Monde). « 45 millions pour  »préjudice moral », c’est une insulte », écrivait le président du Modem. « À l’intérieur de cette addition, les 45 millions d’euros pour préjudice moral (le mot ne manque pas de sel) sont une insulte pour le citoyen. Quelques comparaisons pour en prendre la mesure : cette somme est l’équivalent de 4.000 années de travail au Smic. Et l’indemnité moyenne pour une veuve après la mort d’un conjoint victime de l’amiante est de 45.000 euros, soit mille fois moins. »

Les avocats spécialisés expliquent qu’outre les pensions et indemnités versées par le fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva), ils arrivent maintenant à obtenir des tribunaux la reconnaissance d’un « préjudice d’anxiété » pour ceux qui ont été exposés à un risque sanitaire type amiante. Mais ce préjudice d’anxiété n’est généralement indemnisé qu’à hauteur de 15.000 euros pour ce cas précis.

Quant aux associations de victimes d’accidents de la route, elles indiquent que l’on ne peut obtenir le plus souvent que 30.000 euros maximum de réparation pour les souffrances endurées, plus éventuellement 30.000 euros maximum pour un préjudice esthétique permanent. Le décès du conjoint ou d’un enfant n’étant généralement indemnisé qu’à hauteur de 25.000 euros. Enfin, les familles des victimes de catastrophes aériennes ou d’attentats reçoivent au mieux un million d’euros.

Rien à voir, répondrait Bernard Tapie. Regardons, dans ce cas, d’autres décisions de la justice arbitrale.

Des juges arbitres au dessus de tout soupçon ?

Un tribunal arbitral se compose de trois personnalités choisies d’un commun accord par les deux parties, et censées être indépendantes (ce qui est contesté dans l’affaire Tapie). Cette forme de règlement des conflits est très prisée par les grandes entreprises, en raison de sa discrétion, de sa connaissance du monde des affaires, et de sa supposée générosité.

Or une affaire importante qui a été récemment tranchée peut être comparée au dossier Tapie/Crédit lyonnais. Il s’agit du bras de fer judiciaire qui oppose depuis plusieurs années le groupe de distribution Casino à la famille Baud, les fondateurs de Franprix et Leader Price. Dans deux sentences, rendues en juillet 2009 et en janvier 2011, le tribunal arbitral a accordé 462 millions d’euros à la famille Baud, en estimant que Casino avait mis la main sur 25% des actions Franprix et 5% des actions Leader Price qui leur appartenaient. Ce même tribunal arbitral a refusé à Casino les 549 millions d’euros de dommages et intérêts que le groupe réclamait aux Baud.

Mais dans le même temps, les juges arbitres ont également refusé d’accorder une indemnisation pour préjudice moral aux Baud. Or ceux-ci demandaient quelque 260 millions d’euros, en réparation de plusieurs plaintes pénales déposées contre eux par Casino et d’articles de presse malveillants. Soit sensiblement les mêmes arguments que ceux invoqués par Bernard Tapie pour justifier l’indemnisation de son préjudice moral face au Lyonnais. Alors que son image était déjà écornée par d’autres affaires (Testut, Wonder, OM-VA, etc).

En fait, pour trouver une sentence arbitrale plus lourde que celle de l’affaire Tapie, il faut aller chercher la décision par laquelle Thalès et la France ont été condamnés à payer 630 millions d’euros dans la fameuse affaire des frégates de Taiwan (lire ici), ou encore les démêlés du groupe Total avec André Guelfi (lire là).

En conclusion, l’indemnisation accordée à Bernard Tapie semble extravagante autant sur le fond que sur la forme. Sa légalité étant gravement remise en question par la Cour des comptes et la Cour de justice, l’Etat devra peut-être se résoudre un jour à revenir sur le sujet.

Michel Deléan

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