Conférence de presse du 5 septembre 1961

 

 

clip_image004Charles de Gaulle : Messieurs, je pense que nous aurons à parler d’un certain nombre de choses, sur des objets fort importants, et le mieux que nous ayons à faire, à mon sens, c’est d’organiser notre entretien, notre conférence. C’est pourquoi je m’en vais tout simplement, pour commencer, demander à ceux d’entre vous qui ont des questions déterminées à poser, d’avoir l’obligeance de se lever, et de m’en donner dès à présent connaissance, de façon que nous mettions nos affaires en ordre. …

Alors, alors je vois que tout ça fait un ensemble, du reste très cohérent, et dont je dois vous dire qu’il ne me surprend pas. Il y a ce qui se rapporte, sous une forme ou sous une autre, à la situation internationale actuelle, à l’occasion de l’affaire de Berlin, et de tout ce qui s’y rapporte. C’est un premier sujet. Il y a, naturellement, l’affaire algérienne, à divers égards, c’en est un autre. Il y a la question de Bizerte, c’en est un troisième. Et alors, il y a l’affaire agricole. Et puis, alors, quelques annexes concernant l’armée, concernant les essais nucléaires ou leur suspension, et ainsi de suite. Et bien, nous allons aborder ces sujets les uns après les autres. Nous allons commencer, si vous le voulez bien, par la question extérieure, la plus importante, celle que vous avez bien voulu me poser, monsieur, le premier, au sujet de l’affaire de Berlin….

 

Berlin

On peut en effet se demander pourquoi les Soviets ont pris tout à coup le prétexte de Berlin pour exiger que le statut de la ville soit changé, de gré ou de force. On peut se demander aussi pourquoi cette situation de Berlin, qui leur paraît tolérable depuis seize ans, et qu’ils ont eux-mêmes organisée, instituée, avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, à la réunion de Potsdam – où la France d’ailleurs, n’était pas -, pourquoi cette situation leur paraît tout à coup intolérable ? On peut se demander pourquoi ils assortissent tout à coup leurs exigences de menaces épouvantables ? On peut se demander s’il y a quelqu’un qui croit vraiment qu’il y ait un danger de la part de la République fédérale allemande telle qu’elle est, vis-à-vis de la Russie actuelle. Et on peut se demander enfin s’il y a vraiment un Soviétique qui le croit, puisque le Kremlin déclare qu’il est en mesure d’écraser totalement et immédiatement sous des bombes qui valent, paraît-il, cent millions de tonnes d’explosifs, quiconque lèverait la main sur le monde communiste.

En vérité, il y a dans ce tumulte d’imprécations et de sommations organisé par les Soviets, quelque chose de tellement arbitraire et tellement artificiel, qu’on est conduit à l’attribuer, ou bien au déchaînement prémédité d’ambitions frénétiques, ou bien à un dérivatif à de grandes difficultés. Cette deuxième hypothèse me paraît d’autant plus plausible qu’en dépit des contraintes de l’isolement et des actes de force dans lequel le régime communiste enferme les pays qui sont sous son joug, et malgré certaines réussites collectives qu’il a réalisé, en prélevant sur la substance de ces sujets, en fait, ces lacunes, ces défaillances, ces échecs internes, et par-dessus tout, son caractère d’écrasement inhumain, sont ressentis de plus en plus par des élites et des masses, qu’il est de plus en plus malaisé de leurrer et de courber. Et puis aussi, les satellites, que le régime soviétique tient sous sa loi, éprouvent de plus en plus dans leur sentiment national ce qu’il y a de cruel dans l’annexion qu’ils ont subie. …Assurément, les Soviets disposent d’armements nucléaires terribles, mais les Occidentaux en ont aussi de formidables. Si le conflit mondial devait éclater, la mise en œuvre des forces de destruction entraînerait, en particulier, sans aucun doute, le bouleversement complet de la Russie et des pays qui sont en proie au communisme. A quoi bon régner sur des morts ? … Est-ce que ça veut dire que pour toujours les deux camps devront s’opposer ? Ce n’est pas du tout ce que pense la France, parce que ce serait vraiment très bête, et que ce serait vraiment très cher. Si le conflit mondial doit éclater, alors le progrès mécanique moderne aura abouti à la mort ! Sinon, c’est la paix qu’il faut tenter de faire ! Que les Soviets cessent de menacer, qu’ils aident la détente à s’établir, au lieu de l’empêcher, qu’ils favorisent une atmosphère internationale pacifique, tandis qu’ils la rendent étouffante. Alors, il sera possible aux trois puissances de l’Occident d’étudier, avec eux, tous les problèmes du monde et, notamment, celui de l’Allemagne. Et dans ce cas, on pourrait compter que la France ménagerait des solutions. C’est qu’en effet, la France qui, pour sa part, n’est pas disposée à céder aux menaces de l’empire totalitaire, la France garde cependant sincère et profonde son amitié pour les pays qui vivent dans cet Empire. …

 

Le désarmement atomique

Au sujet des expériences atomiques, je vous répondrai simplement ceci : la France sait qu’une conférence est engagée depuis longtemps à Genève entre les trois Etats qui ont des armements atomiques énormes. Cette conférence nous est toujours apparue comme devant faire partie d’un ensemble qui s’appelle le désarmement et, plus particulièrement, le désarmement atomique. Pour tout ce qui, effectivement, tendrait au désarmement atomique, la France coopérerait sans aucun doute.

 

L’Algérie de demain

… notre conception pour l’Algérie, je le répète, est complètement différente de celle que nous y avons pratiquée depuis la conquête, que nous y avions pratiqué depuis la conquête, et cela parce que les conditions françaises, algériennes, et mondiales de cette affaire ont elles mêmes complètement changé. Notre objectif n’est pas du tout de garder la responsabilité politique, administrative, et économique de l’Algérie. Cette politique-là, si elle a pu, en de tout autres temps, être peut-être, peut-être, peut-être, valable, aujourd’hui elle serait vaine et anachronique. Et nous ne croyons pas du tout que l’intérêt, que l’honneur, que l’avenir de la France soit lié au maintien, à l’époque où nous sommes, de sa domination sur des populations dont la grande majorité ne fait pas partie de son peuple, et que tout porte, et portera de plus en plus, à s’affranchir et à s’appartenir. Cela, il faut le comprendre, et il faut l’avoir dans l’esprit, quand on épilogue sur la pensée du chef de l’Etat dans la matière. Encore une fois, nous sommes un pays en pleine révolution, qui sait que la source de la prospérité et de la puissance, c’est son propre développement, qui a besoin de ses moyens chez lui pour y parvenir, et qui n’entend pas les engouffrer indéfiniment dans des tâches sans issue. Bref, le métier d’être les possesseurs et les nourrisseurs de cette région, nous n’y tenons pas du tout.

Il y a le Sahara

Pour ce qui est du Sahara, notre ligne de conduite, c’est celle qui sauvegarde nos intérêts et qui tient compte des réalités. Quels sont nos intérêts ? Nos intérêts, c’est la libre exploitation du pétrole et du gaz que nous avons découverts, ou que nous découvririons. C’est la disposition de terrains d’aviation et de droits de circulation pour nos communications avec l’Afrique Noire. Les réalités ? Les réalités c’est que, il n’y a pas un seul Algérien, je le sais, qui ne pense que le Sahara doit faire partie de l’Algérie, et qu’il n’y aurait pas un seul gouvernement algérien, quelle que soit son orientation par rapport à la France, qui ne doive revendiquer sans relâche la souveraineté algérienne sur le Sahara. Et puis enfin, le fait que si un Etat algérien est institué, et qu’il est associé à la France, la grande majorité des populations sahariennes tendront à s’y rattacher, même si elles ne l’ont pas explicitement réclamé d’avance. C’est dire que dans le débat franco-algérien, qu’il se ranime avec le FLN, ou qu’il s’engage avec un autre organisme, représentatif celui-là, des élus, la question de la souveraineté du Sahara n’a pas à être considérée.

L’affaire de Bizerte

Bizerte n’a jamais été couvert par l’OTAN et je ne crois pas que Bizerte le sera jamais. Ca n’est pas dans la nature de l’organisation dont vous parlez. Le fait est que, quand on veut se faire un jugement qui ne soit pas de parti pris sur cette affaire de Bizerte, moi je recommande qu’on regarde la carte. Alors on voit Bizerte occupant une situation exceptionnelle, là où la Méditerranée se resserre, entre ses deux bassins, l’oriental et l’occidental. Les pays qui bordent le second, c’est-à-dire l’occidental, pour eux, il y a la perspective d’une agression qui viendrait de l’autre, c’est-à-dire de l’oriental, et ils ne peuvent pas ne pas l’envisager. D’autant plus que la situation du monde est dominée tous les jours, à tous les instants, par la perspective d’une guerre que l’Est déclencherait contre l’Ouest. Et puis sur la carte, il faut regarder où se trouve la France. La France qui, en cas d’intervention adverse dans ces parages, serait intéréssée d’une manière vitale à ce qu’il arriverait militairement et politiquement aux riverains qui sont proches de son territoire. La France qui serait, de toute manière, impliquée d’une manière directe, dans la défense des deux bords de la Méditerranée. Alors, quand on a considéré ces réalités-là, on comprend que la France ne veuille pas et ne puisse pas, dans la situation du monde telle qu’elle est, s’exposer elle-même, exposer l’Europe, exposer le monde libre, à l’éventualité d’une saisie de Bizerte par des forces hostiles. Voilà pourquoi la France a établi une base à Bizerte, et qu’elle y a maintenu jusqu’aux derniers événements, la garnison minimum indispensable pour éviter que Bizerte ne puisse être prise par un coup de main.

 

L’agriculture

Oui, ce qui se passe, vous avez raison de l’évoquer, ce qui se passe, c’est que l’agriculture française se trouve à son tour saisie par les facteurs de transformation qui dominent notre époque. En ce qui la concerne, il s’agit de la nécessité d’adapter ses structures et ses organisations aux conditions de la qualité et du rendement, et de la concurrence. Et puis alors il y a, là comme partout, une poussée générale vers un meilleur niveau de vie, vers une sécurité sociale mieux assurée, vers une instruction plus complète. Bref, l’agriculture est saisie par l’évolution, comme l’industrie l’est, et du reste se développe en conséquence – je parle de l’industrie – et comme il faudra bien que le commerce en fasse autant. Cette évolution indispensable de l’agriculture, c’est son intérêt, et c’est aussi l’intérêt du pays, c’est surtout l’intérêt du pays, qui veut que cette branche si importante ne soit pas, comme on dit, à la traîne, et qu’elle soit un élément équilibré, moderne, de son activité, de son activité économique. Alors, naturellement, ce sujet-là est l’un de ceux qui occupent principalement l’Etat, son chef, et son gouvernement, qui veulent que l’intérêt national profite de ce mouvement qui se fait jour pour le progrès et pour la rénovation parmi nos ruraux. La politique valable pour la collectivité française dans cette affaire, c’est celle qui pousse et qui aide l’agriculture à se transformer. …

 

L’Europe des six

Ah, de tout temps, les participants au Marché Commun, qui sont six, ont souhaité que d’autres, et en particulier la Grande-Bretagne, se joignent au traité de Rome, qu’ils en assument les obligations et que, je pense, ils en reçoivent les avantages. Nous savons très bien quelle est la complexité du problème, mais il semble que tout porte maintenant à l’aborder, et pour ma part, je n’ai qu’à m’en féliciter, non seulement au point de vue de mon pays, mais je crois aussi au point de vue de l’Europe et, du même coup, au point de vue du monde.

 

En guise de conclusion

Et bien, mesdames, messieurs, je voudrais dire quelques mots pour conclure, si vous voulez bien. En réalité, la France est engagée dans un effort de rénovation, de renouvellement, plus grand qu’aucun de ceux qu’elle ne s’est jamais imposé. Elle poursuit son essor économique, technique, social, elle multiplie sa jeunesse et elle développe l’instruction. Elle achève outre-mer sa tâche pénible de décolonisation. Elle reprend son poids international. Elle modernise ses moyens de défense. Tout ça ne peut pas aller, ne va pas sans difficultés, sans secousses, parce que l’affaire elle-même est très dure. Et puis, nous revenons de très loin. Et puis, tout ce qu’il y a de partis pris, d’intérêts particuliers, de passions, de routines, se trouve inévitablement mis en cause. Comme l’Etat a subi de graves crises, depuis longtemps, et a subi un long abaissement, il advient que, dans les corps qui le servent, il y ait des négligences et des défaillances. Même, il y eut des dissidences. Comme les libertés, la liberté est maintenue dans tous les domaines, politique, presse, syndicats, les doléances, les critiques, les revendications se donnent aisément carrière. Comme les clans des rancunes, anciennes et nouvelles, ceux aussi du pessimisme foncier, ceux enfin de l’obéissance à l’étranger totalitaire, comme tous ces clans s’agitent simultanément à propos de tous les sujets, on sent quelquefois dans l’air quelque chose comme des entreprises de découragement public. Mais tout cela, ce n’est qu’une écume flottant sur les profondeurs. Quiconque, chez nous et au-dehors, a les yeux ouverts et l’oreille attentive se rend à l’évidence de notre progrès national. Alors, devant cette France, qui est stable et solide, s’affichent plus virulentes que jamais maintenant les prétentions soviétiques devant la France et devant le monde. On peut constater que notre pays se montre également ferme et serein vis-à-vis du trouble du dehors. Sans doute entre-t-il dans son attitude l’idée que le prétexte pris par les Soviets pour leur manifestation est tellement dérisoire par rapport aux malheurs qu’ils risquent de déclencher, qu’ils n’iront pas aux extrémités qui les détruiraient eux-mêmes, tandis qu’ils ravageraient les autres. Et puis, notre peuple, par instinct et par expérience, juge que c’est servir la paix du monde que de ne pas reculer devant ceux qui la menacent. D’autre part, ils pensent que des hommes libres, comme nous le sommes en France, ne doivent pas laisser asservir ceux qui veulent le demeurer. Mais, en même temps, notre peuple croit qu’un pays sûr de lui-même comme est le nôtre, doit se tenir prêt aux ententes, aux rapprochements, aux efforts en commun, que les grands Etats des deux côtés seront obligés d’entreprendre, à moins que la catastrophe n’éclate. Et notre peuple pense que dans ce cas, il pourra rendre un service signalé à l’univers. Telle est la France d’aujourd’hui. On peut déplorer que ses moyens relatifs ne soient pas égaux à ceux qui furent les siens en d’autres périodes de son histoire. Combien souvent, je puis le dire, j’en aurai éprouvé moi-même le chagrin et l’inconvénient ! Mais il n’en reste pas moins que dès à présent, pour peu que les Français persévèrent, ces moyens-là, ils les retrouveront. Il reste aussi qu’en attendant, au milieu des peuples, de tous les peuples qui portent chacun son fardeau, comme nous portons le nôtre, je crois que la nation française est vraiment digne de la France. Mesdames, messieurs, je vous remercie, j’ai terminé.

(Applaudissements)

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