Assemblée national et agriculture

 

BIO-JACQUES CHABAN-DELMAS-CHARLES DE GAULLELettre adressée à Jacques Chaban-Delmas Président de l’Assemblée nationale – 18 mars 1960
Le refus du Général montre la primauté de l’exécutif depuis l’avènement de la Ve République

 

 

 

 

 

 

Monsieur le président,

J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre lettre du 17 mars 1960, ainsi que de la liste des 237 demandes adressées par des membres ‘Assemblée nationale et tendant à une réunion du Parlement en ses-extraordinaire.

Tout en mesurant l’importance capitale du sujet dont les signataires estiment, à juste titre, que les pouvoirs publics doivent se saisir au plus tôt, il ne me semble pas contestable que leurs demandes, telles qu’elles sont formulées, résultent, dans leur ensemble, des démarches pressantes dont ont été l’objet de la part des dirigeants d’un groupement professionnel.

Or, celui-ci, quelle que puisse être sa représentativité quant aux intérêts économiques particuliers qu’il fait valoir, n’en est pas moins, suivant la loi, dépourvu de toute qualification et de toute responsabilité politiques. Je ne crois pas que la réunion du Parlement qui serait déterminée par des « invitations » d’une telle nature, appuyées par les manifestations que l’on sait, puisse être tenue pour conforme au caractère de nos nouvelles institutions et, même, à la règle constitutionnelle qui condamne tout « mandat impératif ».

Ayant eu à diriger les travaux du gouvernement qui, avec le concours du Comité constitutionnel, a élaboré la Constitution, je suis fondé à penser que c’est pour dégager les parlementaires de pressions de cet ordre, aussi bien que pour fixer des limites raisonnées à la durée annuelle de leurs débats, que le texte constitutionnel ne prévoit la réunion du Parlement en session extraordinaire que dans des conditions très exceptionnelles, pour une durée très limitée, et attribue spécifiquement au président de la République la responsabilité de la décréter. Sans doute, depuis le troisième vendredi de décembre qui a marqué la fin de la dernière session ordinaire, y a-t-il eu déjà deux sessions extraordinaires. Mais les décrets qui les ont convoquées ont été pris sur la proposition du gouvernement pour des raisons qui tenaient, soit à l’œuvre législative normale, soit à la nécessité urgente d’attribuer nommément au président de la République le pouvoir de prendre par ordonnances les mesures imposées par la sûreté de l’État. En ouvrir maintenant une troisième et, ensuite, peut-être d’autres, dans des conditions et pour des motifs tout à fait différents, introduirait à coup sûr dans le fonctionnement des institutions une pratique contraire à leurs principes et qui pourrait désormais, à titre de précédent, être invoquée à tout moment.

On ne voit pas, d’ailleurs, quel pourrait être actuellement l’aboutissement positif d’une nouvelle session extraordinaire. La raison d’être essentielle du Parlement consiste évidemment à légiférer. Comment pourrait-il le faire d’après l’ordre du jour visé par les demandes des signataires ? Il est à ma connaissance que le gouvernement achève, en ce moment même, la préparation de projets de loi qui, pour la première fois, visent à embrasser dans son ensemble tout le problème de l’avenir de l’agriculture, car c’est de cela qu’il s’agit. Mais ces projets ne sont pas encore en état d’être déposés, ce qui est naturel puisque l’ouverture de la prochaine session parlementaire est constitutionnellement fixée au 26 avril. Quant aux propositions d’initiative parlementaire qui tendraient à résoudre effectivement ces questions en l’absence de projets soumis par le gouvernement, on discerne mal comment elles pourraient être recevables, puisque, dans ce cas, leur adoption aurait forcément « pour conséquence, soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique », ce qu’exclut la Constitution.

En vérité, les grandes réformes, qui doivent rénover l’agriculture française et, par là, contribuer directement au redressement de la France, ne peuvent s’accomplir qu’en pleine et confiante collaboration du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif et ne sauraient être utilement débattues, votées et promulguées que dans des conditions qui soient dignes de leur objet. Le Premier ministre m’a rendu compte de l’intention du gouvernement de déposer les textes des projets de loi dans les délais voulus pour les Commissions parlementaires compétentes puissent les examiner avant le commencement de la prochaine session ordinaire et pour que les assemblées soient en mesure d’en débattre dès leur réunion. Je ne puis .qu’approuver cette méthode et cette diligence. Mais je ne croirais pas servir la République en convoquant le Parlement dans la hâte, voire dans le trouble, sans qu’il soit à même d’aboutir à quelque conclusion législative que ce soit sur un sujet d’une pareille portée.

Je ne puis douter que ces considérations seront appréciées par ceux des membres de l’Assemblée nationale qui vous ont, d’abord, adressé les es que vous m’avez communiquées. Quant à moi, tout en prenant acte de l’intention légitime qu’ils y manifestent de contribuer à résoudre, dans moindres délais possible, les graves et vastes questions qui concernent l’agriculture française, je ne crois pas devoir décréter l’ouverture d’une session extraordinaire du Parlement. Celle-ci, dans les conditions où elle est demandée, ne serait en effet compatible ni avec l’esprit des institutions que je dois faire respecter ni avec le fonctionnement régulier des pouvoirs publics que j’ai la charge d’assurer, en vertu de la volonté du peuple et aux termes de la Constitution.

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