La suspension de Schengen est-elle légale ?

 

Depuis le 22 avril dernier, il est question pour la France de remettre en cause les accords de Schengen. Toutefois la portée de cette remise en cause est présentée de façon ambiguë et très différente selon les articles. Pour les uns, la France souhaiterait que les accords de Schengen soient modifiés, afin de renforcer la clause de sauvegarde qui permet à un Etat membre, lorsque l’ordre public ou la sécurité nationale l’exige, de rétablir pour une durée limitée les contrôles aux frontières intérieures (comme la France l’a fait ces jours-ci pour la frontière franco-italienne à la suite de l’arrivée en Italie d’immigrants tunisiens). Pour les autres, la France envisagerait de suspendre les accords de Schengen, vu leur mauvais fonctionnement actuel. Qu’en est-il exactement ? Que permettent vraiment les traités que la France a signés ?  

La France peut-elle en vertu du droit européen suspendre l’application des accords de Schengen ? 

La suspension de Schengen est-elle légale ? 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces deux présentations sont très éloignées l’une de l’autre. Dans la première hypothèse, il s’agit d’une proposition de renégociation d’une partie des accords. Il s’agit alors de saisir les organes compétents pour modifier les accords en respectant les procédures applicables en la matière. Dans la deuxième hypothèse, il s’agit d’écarter des dispositions alors qu’elles sont en vigueur, ce qui constituerait une rébellion contre l’ordre juridique européen, à moins que la suspension des accords, en réalité de façon plus modeste la suspension de certaines dispositions bien déterminées desdits accords, soit autorisée par les accords eux-mêmes en application d’une clause de sauvegarde qui serait prévue par eux. 

Problèmes posés par la première hypothèse 

(volonté de modifier les accords de Schengen): 

Si l’on voulait modifier les accords de Schengen, quelle procédure faudrait-il suivre? On pourrait à première vue se contenter de mettre autour de la table des négociations tous les pays signataires des accords et seulement eux. Rappelons que la liste des pays adhérents du système de Schengen ne coïncide pas avec la liste des Etats membres de l’Union européenne. Il y a des pays en plus (Islande, Norvège, Suisse) et des pays en moins (Irlande, Royaume Uni, Bulgarie, Chypre, Roumanie). Les accords de Schengen sont des traités classiques de droit international, et la modification de tels accords suppose l’accord unanime des parties. Elles doivent signer et ratifier les modifications apportées aux accords d’origine. 

La difficulté est que le traité d’Amsterdam, suivi en cela par le traité de Lisbonne, a décidé que les accords de Schengen et les règles adoptées sur la base desdits accords sont intégrés dans le cadre de l’Union européenne. Un « protocole sur l’acquis de Schengen » est annexé au traité de Lisbonne. Dans ce protocole, il est dit que la coopération entre les Etats participants « est conduite dans le cadre juridique et institutionnel de l’Union européenne et dans le respect des dispositions pertinentes des traités », du moins en ce qui concerne les Etats membres de l’Union (article 1er). 

Du fait de l’intégration par les traités de « l’acquis de Schengen » dans le cadre juridique de l’Union, il apparaît que les traités ont « reconnu » un certain « acquis » juridique résultant des accords. Pour identifier clairement ce que les traités ont reconnu comme acquis, autrement dit pour qu’il n’y ait pas incertitude juridique, il semble nécessaire que cet acquis soit stable, aussi stable que les traités eux-mêmes, et connaissable sans ambiguïté au moment de la signature des traités. Certes, on doit reconnaître que les accords de Schengen ne font pas partie intégrante des traités[1]. Ils n’ont pas la même valeur fondatrice. Il n’en reste pas moins qu’il serait choquant que les « accords » puissent être modifiés sans modification corrélative des traités. Sinon, cela signifierait que le contenu juridique de la disposition d’intégration établie par les traités serait incertain et sujet à fluctuations. Il n’est pas admissible que la portée d’une disposition des traités soit affectée d’une incertitude juridique. Imaginons par exemple que la Russie désire entrer dans l’espace Schengen. Serait-il admissible que les Etats membres de l’UE non membres de l’espace Schengen puissent un beau jour découvrir que cette demande est acceptée sans qu’ils aient eu à donner leur accord, alors qu’ils ont signé et ratifié la clause d’intégration de l’acquis de Schengen dans le cadre institutionnel et juridique de l’UE? 

Tel est pourtant bien le cas. Dans une note que l’on peut trouver sur le site internet de l’Union européenne,[2] cela est dit clairement: « Il appartient aux Etats qui sont déjà membres de l’espace Schengen de déterminer si toutes les conditions préalables sont bel et bien remplies » pour une nouvelle adhésion. C’est ainsi que l’adhésion du Liechtenstein pourrait intervenir avant la fin de 2011, et cela ne nécessitera aucunement une modification des traités européens. Le protocole sur l’acquis de Schengen dispose par exemple que le contenu de l’acquis de Schengen est constitué par les « dispositions définies par le Conseil ». Il n’est pas dit qu’après adoption du traité de Lisbonne, le Conseil ne puisse plus modifier le contenu de « l’acquis ». Bien plus, cet acquis n’est pas constitué seulement par les accords eux-mêmes, mais aussi, comme il a été indiqué plus haut, par « les règles adoptées sur la base desdits accords » (Protocole, 1er considérant). Or ces règles d’application se multiplient sans cesse. Il faut donc bien conclure que les Etats membres, en signant et ratifiant le traité d’Amsterdam, puis le traité de Lisbonne, ont accepté une disposition dont la portée juridique est indéterminée. 

Ceci constitue une grave anomalie – une de plus – dans le système juridique de l’Union européenne. 

Problèmes posés par la deuxième hypothèse 

(Suspension par la France de l’application des règles en vigueur du système Schengen): 

 Il existe en droit européen deux dispositions que l’on peut considérer comme étant des clauses de sauvegarde. L’une figure dans le TFUE,[3] dans le texte résultant du traité de Lisbonne. L’autre figure dans les accords de Schengen eux-mêmes. 

Dans le TFUE, article 78, § 3, on lit: 

« Au cas où un ou plusieurs Etats membres se trouvent dans une situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut adopter des mesures provisoires au profit du ou des Etats membres concernés. Il statue après consultation du Parlement européen. » 

Dans l’article 2 de la Convention d’application de l’accord de Schengen, on trouve au paragraphe 1 le principe de la suppression des contrôles aux frontières intérieures, et au paragraphe 2 une clause de sauvegarde. Voici ces textes: 

« 1. Les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans qu’un contrôle des personnes soit effectué. 

2. Toutefois, lorsque l’ordre public ou la sécurité nationale l’exigent, une Partie Contractante peut, après consultation des autres Parties Contractantes, décider que, durant une période limitée, des contrôles frontaliers nationaux adaptés à la situation seront effectués aux frontières intérieures. Si l’ordre public ou la sécurité nationale exigent une action immédiate, la Partie Contractante concernée prend les mesures nécessaires et en informe le plus rapidement possible les autres Parties Contractantes ». 

Or n’oublions pas que, selon les traités, le droit de l’Union prime le droit des accords de Schengen. Cela résulte de l’article 1er du protocole sur l’acquis de Schengen, qui dispose, rappelons-le, que la coopération entre les Etats participants aux accords de Schengen « est conduite dans le cadre juridique et institutionnel de l’Union européenne et dans le respect des dispositions pertinentes des traités ». 

Dès lors, la question se pose de savoir si l’article 78 du TFUE vaut abrogation implicite de la clause de sauvegarde prévue à l’article 2 de la convention d’application, ou si au contraire les deux dispositions, étant différentes, subsistent toutes deux, chacune selon son champ d’application. M. Georges Berthu, ancien Député européen et éminent analyste des traités européens, s’est posé la question dans un de ses ouvrages, sans trancher formellement le débat. « Nous sommes dans l’incertitude sur la clause de sauvegarde de Schengen », écrit-il.[4] 

C’est que l’enjeu de la disparition de la clause de sauvegarde de Schengen au profit de la seule clause du TFUE serait de taille. D’un côté, ce sont les organes d’un Etat partie aux accords de Schengen qui auraient à se prononcer sur l’application de la clause, de l’autre, ce serait des institutions de l’Union européenne. D’un côté l’initiative du recours à la clause reviendrait à l’Etat concerné, de l’autre, c’est la Commission européenne qui, comme toujours dans le cadre de l’Union, aurait seule l’initiative. D’un côté, avant que la décision soit prise, il faudrait consulter les autres parties contractantes des accords, de l’autre, c’est le Parlement européen qu’il faudrait consulter (dans aucun des deux cas, il est vrai, l’avis obtenu ne s’imposerait à l’organe de décision). D’un côté, la décision serait prise par l’Etat concerné seul, de l’autre, elle serait prise par le Conseil; bien plus, la décision du Conseil ne serait pas prise à l’unanimité, mais à la majorité qualifiée, de sorte que la solution retenue pourrait le cas échéant être contraire à celle que l’Etat concerné aurait préféré. Bref, dans un cas, nous sommes dans le système intergouvernemental, dans l’autre, nous sommes en pleine supranationalité. 

Je pense toutefois qu’avec le recul du temps, nous pouvons conclure que la clause de sauvegarde de Schengen reste en vigueur parallèlement à celle du TFUE, parce que leurs objets respectifs ne sont pas tout à fait les mêmes. Certes, dans les deux cas, il s’agit de mesures à effet temporaire: mesures prises pour « une période limitée » dans le cas de Schengen, « mesures provisoires » dans le cas du TFUE, ce qui revient à peu près au même. Mais les motifs pouvant justifier le recours à la clause de sauvegarde ne sont pas exactement les mêmes dans les deux cas. Dans le cas prévu par Schengen, le recours à la clause peut intervenir pour des motifs d’ordre public et de sécurité nationale, alors que dans le cas prévu par le TFUE, on peut intervenir dans une situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers, ce qui est à la fois plus et moins précis. Les deux hypothèses ne coïncident pas exactement. 

Et puis il y a une raison de fait pour conclure que la clause de sauvegarde « Schengen » survit: c’est qu’il semble bien que tout le monde la considère explicitement ou implicitement comme toujours en vigueur. Alors, il n’y a pas à « être plus royaliste que le roi ». Si tel est bien le cas, les velléités du gouvernement français de « suspendre les accords de Schengen », comme la presse l’a prétendu peut-être imprudemment, pourrait bien signifier au contraire que la France envisage tout simplement d’appliquer un des articles des accords en vigueur! 

Cela dit, qu’il y ait clause ou pas de clause, qu’il y ait accords de Schengen ou pas d’accords, qu’il y ait les traités européens ou pas de traités, il restera que les nations devront toujours s’interroger, lorsque des étrangers frappent à leur porte, s’ils peuvent moralement les refouler sans pitié et sans exceptions, ou si, considérant la situation de détresse de certains d’entre eux, la solidarité humaine ne devra pas les conduire à effectuer un discernement certes difficile. C’est l’enjeu moral de la politique de l’asile. J’ai toujours dit que la souveraineté nationale, c’est la liberté de choix pour la nation. Cela ne saurait être le culte de l’égoïsme, qui est hideux pour les nations comme il l’est pour les personnes. 

Romain ROCHAS,
Chef de division honoraire
de la Cour des comptes européenne.
http://www.observatoiredeleurope.com/
 
 

  

 
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

 


 [1] Il en va différemment, par exemple, de la Charte des droits fondamentaux qui, quoique non reproduite dans le traité de Lisbonne, a la même valeur que les dispositions ordinaires du traité.

1 commentaire sur La suspension de Schengen est-elle légale ?

  1. EXCELLENT balayage de la problématique juridique posée par le télescopage de traités et directives décalés dans le temps et dans l’espace et ratifiés ou mis en oeuvre suivant des régles juridiques differenciées lors de tours de table d’interlocuteurs à géométrie variable .
    Opposition juridique permanente aussi entre la pensée dictée par la régle de l’unanimité, celle du concensus et enfin celle de la subsidiarité.
    L’Europe pour exister coûte que coûte ,sans chef,sans gouvernement politique,sans armée,sans monnaie unique,(l’euro n’étant pas adopté par les 27) a donc trouvé ce moyen misérable des accords « ad’hoc » au coup par coup suivant les cas ! La progression se fait donc en zig-zag ou au rythme du tango sur fond d’arguties juridiques grandes consommatrices de palâbres,de délais de transposition de régles européennes en droit national et autres effets déplorables de réunionites aigues.
    Alors naturellement lorsqu’il s’agit de questions fondamentales qui touchent au respect de la personne humaine, au droit d’asile,au secours de peuples en détresse…..chacun voit midi à sa porte et se dit prêt à trangresser les régles établies avec les autres pour le bien-être supposé de son propre peuple.
    Nous touchons donc là les limites de l’exercice de rapprochement des pays européens et nous nous éloignons ainsi d’un processus de fusion ,donc d’abandon de souveraineté au profit d’un tier de dimension supérieure.
    L’hymne à la joie devient alors sans effet rassembleur des peuples européens qui se cherchent un devenir commun.
    On voit aussi que ce refus de la fusion pure et simple des états dans un état européen nous conduit à des doublons économiques insupportables.
    L’Europe n’en a donc pas terminé en discussions permanentes alors que le FAIRE s’impose désormais à elle de manière globale pour exister aux yeux du monde entier !
    Suspendre les accords de « Schengen » procéde donc de cette misère intellectuelle de responsables politiques incapables d’insuffler à cette Europe l’air de la solidarité qui fait grandir et avancer dans le monde, au profit d’un suicidaire repli sur-soi ,aux effets collatéraux hautement dévastateurs.
    Agissant ainsi ,nous n’intégrons plus, nous nous désintégrons.
    La suite au prochain millénaire !
    Bien cordialement,
    JC BAERT

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