Karachi (suite)…

… l’Elysée a commandé une mission secrète en 2008 et 2009

 

La présidence de la République va avoir de plus en plus de mal à maintenir que l’affaire Karachi «ne concerne en rien» Nicolas Sarkozy. L’ex-n°2 des services secrets français a affirmé la semaine dernière au juge Renaud Van Ruymbeke avoir été mandaté en juin 2008 par l’Elysée pour négocier avec l’ancien dirigeant d’une société écran de la Direction des constructions navales (DCN), qui menaçait de faire des révélations sur les dessous politico-financiers de grands contrats d’armement s’il ne lui était pas versé une indemnité de 8 millions d’euros.

 

Parmi les dossiers concernés se trouvait, en premier lieu, celui des sous-marins Agosta vendus en 1994 par la France au Pakistan au cœur de l’affaire Karachi, a confié Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la Direction générale des services extérieurs (DGSE), au juge Van Ruymbeke, le 17 décembre dernier.

JUILLET Ancien agent du service « Action » de la DGSE dans les années 1960, dont la carrière a ensuite oscillé entre la vie des affaires – il a travaillé chez Ricard, Mamie Nova ou Marck & Spencer – et les services secrets, M. Juillet, 68 ans, a expliqué en détail au magistrat dans quelles circonstances il en était venu à travailler pour le compte de l’Elysée sur cette affaire, selon le compte-rendu de son audition dont Mediapart a pu prendre connaissance en intégralité.

«Début juin 2008, Bernard Delpit, adjoint de François Pérol à l’Elysée (M. Pérol était alors secrétaire général adjoint de la présidence, NDLR) me téléphone et me dit: « On a un problème. Quelqu’un nous a écrit en nous demandant des indemnités très importantes. Est-ce que vous pouvez voir ce qu’il y a derrière tout cela ? »», a expliqué Alain Juillet, qui était, à l’époque, haut responsable à l’intelligence économique (HRIE) à Matignon, auprès du premier ministre. C’est-à-dire un spécialiste des affaires réservées. 

Ce «quelqu’un» aux prétentions exorbitantes dont parle l’Elysée n’est pas n’importe qui. Il s’appelle Jean-Marie Boivin, l’homme clé des commissions occultes de la DCN. Au Luxembourg, M. Boivin a été entre 1994 et 2004 le principal dirigeant d’une «shadow company» de l’entreprise d’armement française, baptisée Heine.

8 millions d’euros pour «services rendus»

D’après une note retrouvée par hasard en 2007, à Paris, au siège de la DCN, par des policiers français, puis en 2009, au Luxembourg, par des policiers luxembourgeois, la création de Heine fin 1994 aurait été directement validée par Nicolas Sarkozy, alors ministre du budget du gouvernement d’Edouard Balladur (voir ci-dessous). 

C’est par Heine, pion central d’un vaste système offshore qui passait aussi par l’Irlande ou l’Ile de Man, qu’ont transité 33 millions d’euros de commissions suspectes dans le cadre du contrat Agosta, sommes promises à des intermédiaires «imposés» à la dernière minute par le gouvernement Balladur dans les négociations, alors que celles-ci étaient déjà closes, à l’été 1994.

Parmi les intermédiaires en question figure notamment l’homme d’affaires franco-libanais Ziad Takieddine, un proche des balladuriens d’hier et des sarkozystes d’aujourd’hui.

Or, une partie des commissions injustifiées du contrat Agosta aurait, en retour – ce que l’on appelle une rétrocommission -, servi au financement illégal de la campagne présidentielle d’Edouard Balladur, en 1995, dont Nicolas Sarkozy fut l’un des principaux animateurs.

En 2004, la DCN a décidé de couper les liens avec Jean-Marie Boivin et Heine moyennant une indemnité de 610.200 euros. Une somme jugée insuffisante par Jean-Marie Boivin.

A partir de là, M. Boivin et ses associés luxembourgeois n’ont cessé d’écrire aux plus hautes autorités de l’Etat pour réclamer le versement d’une indemnité de plus en plus conséquente au fil des ans (jusqu’à 8 millions d’euros), faute de quoi d’encombrantes affaires de corruption liées aux ventes d’armes risquaient bien de resurgir du passé.

C’est ainsi que le 16 mai 2007, jour de l’intronisation de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, le nouveau président de la République reçoit une lettre et une copie d’une facture de 8 millions d’euros émise par Heine, avec pour seul motif: «services rendus» (voir ci-dessous).

D’autres courriers suivront, envoyés cette fois à François Pérol, l’un des plus proches collaborateurs du chef de l’Etat. «M. Pérol était furieux de recevoir des courriers de M. Boivin. Il en avait assez», a rapporté Alain Juillet au juge Van Ruymbeke.

«Il a surtout parlé de Karachi»

L’ancien n°2 de la DGSE a expliqué avoir rencontré à trois reprises Jean-Marie Boivin entre septembre 2008 et mai 2009, à chaque fois à Londres, une fois mandaté officiellement par l’Elysée pour régler le problème.

«M. Boivin parle beaucoup, a confié Alain Juillet, qui dit n’avoir jamais caché sa fonction lors de leurs rendez-vous. Il m’a livré sa version de Heine qui avait été créée pour faire transiter les commissions dans un réseau de comptes extérieurs et que c’est lui qui avait tout monté pour le compte de la DCN». 

Dans le cabinet du juge, M. Juillet a clairement fait part du caractère sensible de ce dossier: «Je me suis aperçu (…) qu’il y avait des histoires dont personne ne voulait parler mais qui existaient en dessous et qui faisait que Boivin se sentait très fort (…) En effet, dans la société Heine, il y avait des quantités de mouvements financiers».

Il poursuit: «Je pensais qu’il n’était pas de l’intérêt général que toutes ces histoires sortent dans les médias luxembourgeois ou ailleurs, même si à l’époque ces commissions étaient légales. J’étais convaincu qu’il avait des archives et qu’il valait mieux les récupérer et négocier avec lui une indemnité de départ raisonnable».

Selon son témoignage à la justice, Alain Juillet a obtenu le feu vert de la présidence de la République pour négocier en bonne intelligence avec Jean-Marie Boivin.

Lors de leurs différentes rencontres à Londres, M. Boivin «a surtout parlé de Karachi», a assuré l’émissaire secret de l’Elysée. «C’est le premier que j’ai entendu dire que l’attentat était lié à l’arrêt du versement des commissions. Pour lui, c’était une évidence». M. Juillet a dit au juge Van Ruymbeke avoir pris avec des pincettes les affirmations de son interlocuteur: «Comme il parlait beaucoup, je me demandais toujours quelle était la part de ce qu’il avait lu (dans la presse, NDLR) et de ce qu’il rajoutait».

Le juge demande alors au témoin si Jean-Marie Boivin a livré des noms d’intermédiaires. «Il a cité le nom de Takieddine», a répondu M. Juillet. «Mais c’était après que la presse en a parlé. Il disait que Takieddine avait été commissionné et qu’il n’était pas content de ne pas avoir touché les commissions. Personnellement, j’étais d’autant plus prudent que je pense que la clé de l’attentat est plus dans la vente des sous-marins à l’Inde, plus performants que ceux qu’on avait vendus au Pakistan».

«La cerise sur le gâteau»

M. Juillet a aussi affirmé que Jean-Marie Boivin ne lui a jamais fait état de rétrocommissions qui auraient profité à des officiels français en marge des ventes d’armes qu’il a eu connaître.

L’ancien espion garde manifestement un souvenir mitigé de l’homme de l’ombre de la DCN: «Il disait, sans être plus précis, qu’il savait beaucoup de choses et que si on ne reconnaissait pas son bon droit, il serait obligé de se défendre (…) Quand on l’écoutait, on a l’impression qu’il savait tout. Mais quand on lui posait des questions précises, c’était totalement flou».

Pour autant, M. Juillet a confié au juge qu’il était légitime de verser à M. Boivin une somme comprise entre 2,5 et 3 millions d’euros pour l’indemniser. Ce que les présidents successifs de la DCN, entre 2008 et 2009, ont refusé catégoriquement. C’est pourquoi, selon M. Juillet, aucun terrain d’entente n’a pu être trouvé jusqu’à ce qu’il quitte son poste à Matignon en juin 2009 pour rejoindre un cabinet d’avocats d’affaires.

Seulement voilà, un jugement d’un tribunal de l’Ile de Man évoque l’existence d’un protocole d’accord conclu en janvier 2009 entre M. Boivin, la DCN et l’Etat français sur les 8 millions d’euros réclamés.

Interrogé par le juge sur l’existence d’un tel accord, Alain Juillet a affirmé, médusé: «Je n’en suis pas revenu, pour moi ce n’était pas possible (…) Si on lui a payé 8 millions, comme le disent les journaux, c’est qu’il y a des choses qui m’ont échappé. J’ai lu dans les journaux que DCN avait envoyé deux personnes pour voir Boivin et négocier avec lui. Or, moi, jamais personne ne m’en parlé. Je me suis demandé si, en parallèle, il n’y avait pas eu une autre négociation. Et si je n’avais pas, en définitive, été une espèce de paravent».

L’affaire est devenue complètement brumeuse pour M. Juillet il y a quelques semaines, selon son témoignage à la justice. «La cerise sur le gâteau, a-t-il ainsi indiqué au juge, c’est que j’ai reçu, il y a un mois et demi, une lettre de Suisse m’informant que M. Boivin avait remis toutes les pièces à un représentant de DCN». C’est-à-dire que M. Boivin aurait honoré sa part du contrat en faisant une croix sur une partie de ses archives en échange du versement des millions d’euros demandés.

Fabrice ArfiFabrice Lhomme

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