« De Gaulle est le dernier grand écrivain de la France »

 

  • Par Jérôme Dupuis

de-gaulle-1941 Le Général a toujours entretenu des rapports étroits avec la littérature et ses meilleurs auteurs. Editeur de Charles de Gaulle en Pléiade, Jean-Luc Barré décrypte son inclination pour les lettres.

L’entrée des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle au programme de français des classes terminales a suscité une polémique. Le Général est-il un écrivain ?

Ce statut lui était déjà reconnu de son vivant par Mauriac, Camus ou Claudel. Un mémorialiste, je pense entre autres au cardinal de Retz ou même à Churchill, peut aussi être un écrivain. Charles de Gaulle est sans doute le dernier grand écrivain de la France, dans la tradition de Barrès ou Péguy. Peut-être est-ce cela, justement, qui gêne aujourd’hui… J’ai eu l’occasion d’étudier de très près ses manuscrits : pour chaque chapitre, il existe six ou sept versions, sans cesse retravaillées, mot à mot, jusqu’aux épreuves, qui faisaient encore l’objet de corrections. A mon sens, l’entrée du Général dans la collection de la Pléiade, en 2000, l’a définitivement consacré comme écrivain.

On l’ignore souvent, mais Charles de Gaulle, dans sa jeunesse, a écrit des poésies et des nouvelles…

Oui, à 15 ans, il a composé une saynète en vers influencée par Rostand et intitulée Une mauvaise rencontre, qui sera éditée à 50 exemplaires. Trois ans plus tard, sous le pseudonyme transparent de Charles de Lugale, il écrit Zalaïna, une étrange nouvelle racontant les amours coloniales d’un officier et d’une esclave mélanésienne. Il y a parfois un « ange du bizarre » qui plane au-dessus de lui, peut-être hérité de l’un de ses ancêtres, qui était barde breton. De Gaulle s’est inventé à travers les mots. Lorsqu’il comprend, après 1918, qu’il ne pourra pas devenir un grand chef militaire comme il l’a rêvé, il se réinvente par le verbe, en écrivant notamment Le Fil de l’épée [1932]. Et puis, ne faut-il pas avoir un certain sens de la fiction pour imaginer ce qui pourrait advenir de la France après la débâcle de mai 1940 ? A cette époque, il n’est rien et c’est par le verbe, avec l’appel du 18 Juin, qu’il va exister.

Quelles étaient ses lectures ?

Selon son fils, le Général lisait encore trois livres par semaine lorsqu’il était à l’Elysée. « Le plus beau métier du monde, c’est d’être bibliothécaire… Une bibliothèque municipale dans une petite ville de Bretagne, à Pontivy… Quel bonheur ! » a-t-il confié un jour à son aide de camp, François Coulet, dans les rues de Londres. J’ai eu le privilège de pouvoir « expertiser » sa bibliothèque personnelle à Colombey. Outre des Mémoires d’hommes politiques, de militaires ou d’historiens, tels que Churchill, Joffre ou Michelet, bien sûr, on y trouve surtout des ouvrages de littérature : tout Chateaubriand, tout Barrès, mais aussi Giraudoux, Camus, Aragon et même Courteline. Il y a deux grands absents : Proust et Céline. Peu de littérature étrangère, en revanche : Kipling, Hemingway, Buzzati (on imagine que son Désert des Tartares a dû particulièrement intéresser le Général…).

Quel était son écrivain favori ?

Chateaubriand. Tout comme chez l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, il y a chez Charles de Gaulle une emphase maîtrisée, une forme de romantisme, une puissance du songe.

Le Général a entretenu des relations avec de nombreux écrivains, notamment François Mauriac…

En Conseil des ministres, en 1958, alors qu’il était question de décorer l’auteur de Thérèse Desqueyroux de la grand-croix de la Légion d’honneur, le Général a déclaré qu’il était « le plus grand écrivain français ». Devant les sourires amusés de l’assistance, il s’est alors tourné vers André Malraux et a rectifié : « l’un des plus grands »… Lorsqu’il part pour un long voyage dans le Pacifique, dans les années 1950, le Général emporte avec lui des romans de Mauriac. Il sera le premier écrivain reçu en 1944, rue Saint-Dominique, par de Gaulle, qui voulait prendre des nouvelles de l’Académie française. Pourtant, au grand désespoir de Mauriac, il n’y aura jamais de véritable proximité entre eux.

Et avec Malraux ?

Le côté Don Quichotte de Malraux épatait de Gaulle. Lui aussi a le sens de son propre mythe et invente avec éclat son destin. Et puis, en 1945, il lui apporte la « caution » de gauche qu’il recherchait. Lors du fameux discours de Malraux pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, le Général, admiratif, se tourne vers l’un de ses voisins et dit : « Ça prend… » Mais étrangement, à part Les chênes qu’on abat…, dédicacés à Yvonne de Gaulle, je n’ai trouvé aucun livre de Malraux dans la bibliothèque de Colombey.

Le Général est aussi capable d’engouements plus surprenants…

Il a entretenu une correspondance confidentielle avec le poète Pierre Jean Jouve, qui lui fera découvrir Hölderlin. Il existe 77 lettres de Charles de Gaulle à ce poète considéré comme plutôt hermétique qui, tout comme Albert Cohen, avait composé un admirable texte sur le Général. Les lettres que de Gaulle adresse à Pierre Jean Jouve sont tout sauf convenues. Faisant allusion à des phrases de Ténèbre, en 1965, il commente : « Quel est ce monde sombre où leur harmonie entraîne ? Le nôtre ou bien l’autre ? » Sa fidélité ne se démentira pas : « Détaché de tout, je le suis moins que jamais de vous », lui écrit-il par exemple le 6 octobre 1970, un mois avant sa mort.

Il détectera aussi très tôt le talent de Le Clézio…

Charles de Gaulle ne goûtait pas particulièrement la littérature d’avant-garde, mais il a apprécié la lecture du Procès-verbal, en 1963. « Votre livre m’a entraîné dans un autre monde, le vrai très probablement », écrit-il au futur Prix Nobel, ajoutant, prémonitoire : « Comme tout commence pour vous, cette promenade aura des suites. Tant mieux ! Car vous avez bien du talent. »

Lorsque le Général écrit à un écrivain, il utilise la formule : « Cher Maître ». Que signifie-t-elle ?

Vous savez, il s’adressait aussi de la sorte à Louis de Funès ! Il s’agit d’une marque de respect et d’affection teintée de majesté. Certains écrivains le lui rendaient bien. A la veille de sa mort, Cocteau a envoyé trois lettres, l’une à Morand, une autre à Picasso et la troisième à de Gaulle. « Mon Général, je vais mourir et je vous aime… », lui confiait-il.

Le Général a-t-il eu des ennemis parmi les écrivains ?

Assez peu et souvent à l’extrême droite, comme Jacques Laurent. De son côté, Charles de Gaulle s’est opposé à l’élection de Paul Morand à l’Académie française, en 1958, ne lui ayant pas pardonné d’avoir été ambassadeur sous Vichy. Il le laissera finalement entrer sous la Coupole, dix ans plus tard, mais ne le recevra pas à l’Elysée, comme la tradition le veut.

Il ne graciera pas Brasillach à la Libération…

Si un simple citoyen peut être condamné à mort, alors, dans l’esprit du Général, a fortiori, un intellectuel peut l’être aussi. Si je voulais être un peu provocant, je dirais qu’il s’agit là d’une marque de considération à l’égard des écrivains. « Il est mort comme un soldat », déclarait-il à propos de Brasillach.

 

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