« Quand nous serons au pouvoir »

 

paul_marie_couteaux

“Quand nous serons au pouvoir, nous…”, “Le pouvoir est entre les mains de…”, “Que va faire le Pouvoir ?” ; ces naïves formules rappellent le traditionnel “débloquez les crédits” du discours syndical, qui fait semblant de croire qu’existent quelque part des fonds cachés dont il suffirait d’ouvrir le coffre.

Or, il n’y pas de trésor caché, comme il n’y a pas de “Pouvoir” politique donné une fois pour toutes, dont il suffirait de parler comme d’une évidence de nature pour qu’il existe. Ni les “crédits” ni l’autorité politique ne tombent du ciel : l’un et l’autre se forgent – après quoi, mais après quoi seulement, il sera possible de se demander ce que l’on en fait. Aujourd’hui, il n’y a pas davantage de réserve de pouvoir politique qu’il n’y a de réserve de fonds publics ; l’un et l’autre sont vides – et les soldes, à regarder nos finances comme les résultats électoraux, seraient même plutôt négatifs…

Naïvetés largement partagée : gouvernants comme gouvernés croient que la politique consiste à conquérir un pouvoir invariable et, ceci fait, de prendre des décisions dont l’application irait d’elle-même. S’ils avaient deux sous de mémoire longue, ils sauraient que, de toute histoire depuis Clovis, l’essentiel de l’œuvre politique ne consiste pas à choisir telle ou telle politique, mais à construire d’abord un cadre suffisamment légitime pour pouvoir en mener une, quelle qu’elle soit. Ce préalable semble aujourd’hui perdu de vue : on fait comme si on pouvait, alors que le pouvoir politique, d’abandons en abandons, ne peut, du verbe pouvoir, presque plus rien, hormis prélever et dépenser, pourvoir à des postes, ou se dessaisir encore davantage (sous couvert d’intégration européenne, de solidarité atlantique, de décentralisations, concertations et dénationalisations en tous genres), ce qui n’est pas une politique et permet de moins en moins d’en mener une (Même pas une politique libérale ; s’il respecte une certaine autonomie de la société, garde confiance dans l’initiative des hommes et la respiration naturelle de la civilisation, le libéralisme ne postule pas pour autant la disparition de l’Etat). Sans « puissance de gouverner » comme disait Richelieu, autrement dit, en termes juridiques, sans souveraineté, il n’y pas de gouvernement. Ce fut le problème des premiers Capet tentant de faire prévaloir leur autorité sur le petit seigneur de Montéléry, de Charles V en face des Bourguignons et d’Etienne Marcel, de Charles VII réfugié à Bourges, de Louis XIV s’enfuyant dans la nuit de Paris, des révolutionnaires impuissants face au pays rétif, ou de Charles De Gaulle, seul et démuni de tout qui, pour « être la France », dut reconstruire à neuf une légitimité nationale.

Michelet rappelait cette évidence oubliée, que la France pouvait aussi bien ne pas être. Parce qu’elle n’est pas une évidence de nature, elle ne tient pas toute seule : il lui faut une politique, et pour cela construire un cadre, un Etat, assis sur deux ressorts qui sont loin d’être donnés : la souveraineté, indépendance de l’Etat vis à vis des puissances, extérieures comme intérieures, et la légitimité, autrement dit le consentement populaire. Or, légitimité et souveraineté s’entretiennent ou s’usent l’une l’autre : moins un gouvernement est souverain, moins il est légitime, et moins il est légitime, moins il a les moyens d’être souverain. Tout au long de notre histoire, ce couple fit « nos succès achevés » comme, s’il vient à se défaire, nos « malheurs exemplaires », menace qui nous guette depuis des années, et plus encore après les derniers scrutins : on ne peut être assuré d’un véritable consentement quand, aux 23 puis 21 millions d’abstentionnistes, il faut ajouter 4 millions de non inscrits, et un million de “blancs et nuls” (au second tour, 4,7%) et que ce qu’il est assez dérisoirement convenu d’appeler la “majorité” obtient 15 % du corps politique (7,3 millions d’électeurs sur 47,9 millions de Français en âge de voter), ce qui signifie que huit Français sur dix se défient d’elle, soit par indifférence soit par hostilité ouverte.

Pire : les Français n’entendent plus que “sortir le sortant”, beaucoup ne votant pour son adversaire que pour s’en séparer aussitôt ; on eut Mitterrand pour ne plus voir M. d’Estaing, M. Balladur pour ne plus voir M. Mitterrand, M. Chirac pour ne plus voir M. Balladur, M. Jospin pour ne plus voir M. Chirac, finalement M. Sarkozy pour ne plus voir personne, ni Chirac, ni Royal, ni quelqu’important d’un sérail avec lequel on promettait de “rompre”. Las, de rupture, on ne vit point : les chefs de partis ou de tendances (y compris de gauche), investirent le gouvernement et, surtout, M. Sarkozy commit une erreur en donnant l’impression d’une trop grande proximité avec les grands féodaux (à commencer par M. Bolloré dont, acceptant de séjourner sur son yacht au lendemain même de son élection, il se fit comme l’obligé), donnant de multiples gages et avantages aux magnats du Cac 40 comme s’il s’en remettait à eux de la politique économique. Aussi justifié fussent-ils, le bouclier fiscal et le renflouement des banques, ou les incroyables dépenses consacrées à une grippe sur les ordres d’un cénacle de l’OMS, achevèrent de donner l’impression d’une bénévolence acquise aux puissances, tandis que l’on se montrait fort exigeant avec un peuple astreint, lui, à des sacrifices dont chacun sent bien que le “pays légal” n’a guère idée des drames qu’ils provoquent.

Plus grave encore, M. Sarkozy relaya les oligarchies européennes, ou bruxelloises, en faisant adopter en force un prétendu “mini-traité” de Lisbonne, qui de l’aveu même de ses auteurs, reprenait à peu près tout de la “Constitution Giscard” que les Français avaient rejetée, ce qui ne revenait pas seulement à renforcer les mécanismes dessaisissant notre souveraineté dans un nombre accru de domaines législatifs et gouvernementaux et réduisait d’autant nos marges de manœuvre, mais bafouait de surcroît la parole populaire exprimée par referendum, niant la voix irrévocable du suffrage populaire qui venait de l’investir, et qui était sa première arme. Quant au charisme, il s’éroda vite, au fil d’un étalage hédoniste peu compatible avec l’âpreté que suppose le gouvernement des hommes, et des démêlés conjugaux qui, s’ils purent inspirer quelque sympathie, n’en montrèrent pas moins le Président de la république dans la triste situation de l’amoureux délaissé, peu faite pour préserver son prestige. En peu de temps, légitimité et souveraineté achevèrent ainsi de se dévaluer mutuellement. Dans ces conditions, il devint impossible de gouverner autrement que par des faux semblants, et moins possible encore de réformer…

On le vérifie depuis des années, soit que nos “gouvernements” abandonnent une mesure pourtant étudiée, annoncée, votée, signée, mais qu’il n’a pas assez de légitimité pour appliquer (cas de figure de la taxe carbone) soit qu’il doive “faire des concessions”, une suite de grands chantiers accouchant de réformettes (cas de la réforme de retraite que M. Raffarin était supposée avoir réglée, mais qu’il faut aujourd’hui reprendre). Or, ces réformes sont urgentes depuis plus d’une décennie, au moins depuis que, notre principal partenaire/concurrent, l’Allemagne, les a menées à bien avec M.Schröder et Mme Merkel – ce qui prouve que l’on peut parfaitement gouverner en période de “mondialisation”, celle-ci ne rendant nullement obsolètes les politiques nationales. Pour le candidat Sarkozy, réformer était urgent, et les Français en l’élisant en sont convenus. Hélas, les réformes n’ont été qu’esquissées et de fort brouillonne façon, et il sera fort difficile, à logiciel inchangé, de les mener à bien dans les deux années pré-électorales qui s’ouvrent, d’autant moins que le gouvernement vient de perdre encore un peu de l’autorité qui lui restait, que la gauche se regonfle, que les syndicats se remobilisent, et que la rue se fera plus opposée que jamais – et peut-être même violente…

Au fond du processus, où la souveraineté est d’autant plus définitivement abandonnée qu’il n’existe plus de légitimité suffisante pour la soutenir, et où la légitimité disparaît d’autant plus irrémédiablement qu’il n’existe plus assez de souveraineté pour lui donner un sens, il n’y aura plus qu’une lente et douce anarchie, ce démon cheminant en cachette au bord de toute notre histoire, et qui parfois s’installe et détruit tout. D’une série de crises non maitrisées, on passerait alors à une irréversible décadence.

Entrons-nous dans l’irrémédiable ? Pas encore ; l’histoire montre bien des redressements. Mais elle montre aussi qu’ils opèrent toujours à partir du couple fondateur : quand la légitimité fait défaut, il faut jouer sur la souveraineté. En annonçant dans un brave discours, le 23 mars, qu’il était prêt à provoquer une crise en Europe pour sauver l’agriculture française, en déclarant vouloir, malgré l’OMC, protéger nos industries face à des concurrences à l’évidence déloyales, M. Sarkozy a trouvé le bon réflexe. Il reste à souhaiter qu’aux discours succéderont les actes, aussi grand soit le courage qu’ils requièrent ; et que l’on finira par écouter les “souverainistes”, clamans in deserto mais fidèles aux conditions d’une authentique politique de la France, conditions qui dépassent de beaucoup la grille droite/gauche. Au reste, à quoi sert-il d’opposer les équipes de tribord et celles de bâbord si le navire est échoué sur le sable ? A moins qu’on attende, pour les entendre, qu’il ne soit trop tard…

Paul-Marie Coûteaux

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