Le gaullisme, demain

 

  • Le Club 89(1) en 1991, peut-il encore raisonnablement se réclamer, comme il le fait, des idées gaulliennes ? Peut-il construire, pour l’an 2000, un projet d’avenir sur de si vieilles fondations ? Tant de choses ont changé, en France et dans le monde, depuis qu’est né le gaullisme!

 

francis_choisel Encore faudrait-il savoir ce qu’on entend par « gaullisme ». Celui-ci ne se limite pas aux quelques orientations politiques majeures qui ont marqué la physionomie de la France de la deuxième moitié du vingtième siècle. Le gaullisme, ce n’est pas seulement l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, la force de frappe, la participation, ou la décolonisation de l’Algérie. Le gaullisme est d’abord un idéal qu’on peut résumer en deux formules : humanisme d’essence chrétienne, patriotisme altruiste. C’est ensuite un comportement : l’adaptation de cet idéal aux circonstances et son incarnation dans un  homme. C’est enfin, et surtout, une démarche intellectuelle originale que nous voudrions essayer d’analyser brièvement.

La synthèse, pas le compromis

Comme nous avons démontré, dans un ouvrage publié récemment, que cette démarche est commune au bonapartisme de Napoléon III et au gaullisme du général de Gaulle, on nous pardonnera de citer le premier autant que le second.

Ainsi est-ce Louis-Napoléon Bonaparte qui explique le plus clairement la vision politique gaullienne consistant à se situer « au-dessus des partis »: «Dans tous les pays, les besoins et les griefs du peuple se formulent en idées, en principes, et forment les partis. Ces associations d’individus, qui naissent d’un mouvement commun, mais d’esprits différents, ont chacune leurs défauts et leurs passions, comme elles ont aussi chacune leur vérité. Pressées d’agir par la fermentation sociale, elles se heurtent, se détruisent réciproquement, jusqu’à ce que la vérité nationale, se formant de toutes ces vérités partielles, se soit élevée, d’un commun accord, au-dessus des passions politiques.» Le gaullisme est donc une synthèse des diverses «familles spirituelles» entre lesquelles se partagent les Français, une osmose entre des courants de pensée souvent antagonistes.

De la sorte, et contrairement à ce que l’on pourrait croire en écoutant le Général lui-même, le gaullisme n’est pas un «ni, ni» mais un «et, et». En matière de légitimité, Napoléon III fonde son pouvoir à la fois sur une certaine forme de droit divin et sur la souveraineté nationale; il est «par la grâce de Dieu et la volonté nationale, empereur des Français» De même, de Gaulle, homme providentiel et plébiscité par le peuple. Le «ni, ni», en la matière, c’est l’orléanisme, qui ne repose ni sur le droit divin (Louis-Philippe n’est pas l’héritier légitime du trône) ni sur une véritable souveraineté nationale (il n’est pas l’élu du peuple). Comme le souligne une chanson de l’époque, l’orléanisme est une quasi -légitimité. Alors que le bonapartisme et le gaullisme se fondent sur une double légitimité. Et en matière économique, même si de Gaulle, dénonçant «tout à la fois un capitalisme abusif et un communisme écrasant» semble ne vouloir ni du socialisme, ni du libéralisme, il s’inspire pourtant de l’un tout autant que de l’autre; il est à la fois dirigiste et libéral, authentiquement et pleinement l’un et l’autre.

En un mot, la synthèse n’est pas le compromis, pas le «juste milieu». Certes, avec le centre, le gaullisme a un point commun : le rejet des sectarismes. N’est-ce pas ce que de Gaulle voulait dire en fustigeant le «régime exclusif des partis»? Mais de Gaulle est loin d’être un «modéré» : il n’était pas «modérément» pour la poursuite de la guerre en juin 1940; il n’était pas l’adepte d’un «juste milieu» entre la Résistance et la collaboration … De Gaulle est un passionné, tout d’un bloc. Et même lorsqu’il lui arrive de rechercher une position d’équilibre, il procède non par la méthode du compromis mais par l’affirmation d’un excès contraire, comme il l’explique lui-même : «Le monde est fait d’idées qui se compensent. Faute de cet équilibre, où irions-nous? Il faut un frein d’autant plus fort que le char est plus rapide..» Au pouvoir, ses «coups politiques» sont un bon exemple de cette méthode et de ce tempérament; tels que le «Vive le Québec libre! » ou «L’Europe! L’Europe!» qui, précisément, ont pour effet d’agacer au plus haut point les personnalités modérées.

Le gaullisme peut , de ce point de vue, se définir comme un radicalisme, au sens où l’on parlait aux débuts de la IIIème République de républicains radicaux (comme Gambetta ou Clemenceau) par opposition aux républicains modérés (tels Ferry ou Grévy). Prenons un autre exemple, avec le discours du 24 mai 1968, qui exprime la véritable analyse du général de Gaulle sur la crise étudiante et sociale, et dont il tenta de tirer les conséquence par son référendum d’avril 1969 : « «Tout le monde comprend, évidemment, quelle est la portée des actuels événements (…). On y voit tous les signes qui démontrent la nécessité d’une mutation de notre société. (…) Certes, dans la situation bouleversée d’aujourd’hui, le premier devoir de l’État, c’est d’assurer, en dépit de tout, l’ordre public. (…) Voilà pour l’immédiat. Mais, ensuite, il y a sans nul doute à modifier les structures, c’est-à-dire à réformer.» De Gaulle pense que «maintenir» l’ordre ne suffit pas, qu’il faut l’assurer en profondeur, en supprimant les causes du désordre, c’est-à-dire les causes du mécontentement. Louis-Napoléon disait quant à lui : «L’ordre, ce n’est pas seulement le gendarme.» Pour les deux hommes, il faut donc prendre les problèmes à leur racine et non se contenter de les régler superficiellement en n’agissant que sur leurs effets.

La synthèse gaullienne est donc une addition des contraires, une fusion d’idées fortes, issues des divers courants de pensée qui agitent la vie intellectuelle et politique française, démarche à laquelle répond une volonté de rassemblement des hommes et des partis. Il y a ainsi quelque chose de paradoxal dans les idées gaulliennes, et qui est leur véritable originalité : le gaullisme est une sorte de transcendance politique, au sens où il résoud les contradictions du débat public en s’élevant au-dessus d’elles, et sans rien faire perdre de leur force aux idées qu’il emprunte.

Réconcilier le passé et l’avenir 

Une seconde analyse de Napoléon III, à propos de la Révolution française, nous permettra d’approfondir encore la démarche de synthèse du gaullisme : «Lorsque les idées ont gouverné le monde pendant de longues périodes, perdant, par la transformation nécessaire des sociétés, de leur force et de leur empire, il en surgit de nouvelles, destinées à remplacer celles qui les précédaient. (…) Mais l’enfantement (…) est pénible, l’œuvre des siècles ne se détruit pas sans des secousses terribles! (…) Napoléon apparut, débrouilla ce chaos de néant et de gloire, sépara la vérité des passions, les éléments de succès des germes de mort et ramena à l’idée de synthèse tous ces grands principes qui, luttant sans cesse entre eux, compromettraient le succès auquel tous étaient intéressés. (…) (Il s’empara) du génie régénérateur.» De Gaulle, qui pense de même, croit en un certain déterminisme historique, parfaitement cohérent d’ailleurs, avec le fatalisme qui est le sien au plan personnel et qui fonde la conviction de sa prédestination. Aussi, contrairement aux apparences , le gaullisme n’est-il pas d’abord un refus de l’inéluctable, mais une soumission au « sens de l’Histoire ». L’appel du 18 juin est d’abord une magistrale analyse prévisionnelle de ce qu’allait être l’évolution de la guerre; on voit plus nettement encore que l’«Algérie algérienne» est l’acceptation de l’inévitable; on comprend aussi, aujourd’hui, combien le «Québec libre» et l’« «Europe de l’Atlantique à l’Oural» s’inscrivaient dans une juste compréhension de l’évolution historique. De Gaulle est un visionnaire, pas un Don Quichotte. Il est «l’accoucheur de l’Histoire», le «génie régénérateur» qui veut «amener la France à épouser son siècle». A propos de son oncle, Napoléon III écrit : «Prompt à saisir la tendance de la civilisation, l’Empereur en accélérait la marche, en exécutant sur le champ ce qui n’était renfermé que dans les lointains décrets de la Providence.» De même, de Gaulle s’applique à discerner le sens de l’évolution historique, afin de se mettre à sa tête et de l’accélérer. Il est ainsi un révolutionnaire, mais par fatalisme, non par révolte.

À dire vrai, de Gaulle n’est pas seulement révolutionnaire. Là encore, il procède par synthèse, entre la tradition et la révolution : «Il y a l’éternel courant du mouvement qui va aux réformes, qui va aux changements, qui est naturellement nécessaire, et puis il y a aussi un courant de l’ordre, de la règle, de la tradition, qui lui aussi est nécessaire. C’est avec tout cela qu’on fait la France.» Dans le discours déjà cité de mai 1968, on voit que de Gaulle est à la fois pleinement soixante-huitard (il rejette la société de consommation et veut la réformer en profondeur) et tout aussi fortement anti-soixante-huitard (il exige le retour à l’ordre par la mise en œuvre de la répression). Ayons encore une fois recours à l’analyse de Louis-Napoléon Bonaparte : selon lui, Napoléon 1er fut «le médiateur entre deux siècles ennemis», c’est-à-dire entre l’Ancien Régime (le dix-huitième siècle) et la Révolution de 1789 (le dix-neuvième siècle). Par transposition, on peut considérer que de Gaulle fut le médiateur entre le dix-neuvième et le vingtième siècles, entre la société libérale bourgeoise et la révolution socialiste de 1917.

Conçu de la sorte, le gaullisme n’est d’aucun temps. Sa démarche peut s’appliquer au siècle prochain aussi bien qu’au nôtre. Être gaulliste, demain comme hier, ce sera rechercher une synthèse entre les diverses familles spirituelles du moment et placer en son centre la dignité de l’Homme et la grandeur de la France. Ce sera faire une synthèse nouvelle entre les courants de pensée anciens, car ceux-ci auront évolué;  ce sera faire la synthèse entre ces courants de pensée anciens et un ou plusieurs courants de pensée nouveaux, « révolutionnaires ».

Cette famille spirituelle nouvelle, qui rendra la synthèse gaullienne caduque et en appellera une nouvelle, nous semble déjà en gestation : notre société peut se définir d’abord comme une « société de consommation »; la « révolution » qui menace ses fondements n’est autre que l’écologie. Si celle-ci accède au rang de véritable philosophie politique, si elle se développe et s’affirme comme une vision globale du monde et de l’organisation sociale, avec ses excès et ses ses erreurs, et aussi sa part de vérité, le gaullisme sera la réconciliation entre notre société de consommation libérale et sociale, et la contestation écologiste. Ce sera un humanisme écologiste et patriote.

Francis Choisel

(1) Ce texte a été présenté au Club89 en 1991.

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