Chevènement (1/3) : Ceux qui nient la nation ne comprennent rien

 

  • Pascale Fourier ( pour Marianne2)
    Il s’entretient avec Jean-Pierre Chevènement. L’ancien ministre explique que les problèmes politiques et écologiques internationaux restent, quoi qu’en disent certains, du ressort des nations

 

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Pascale Fourier : Quand j’ai parlé à mes amis du fait que j’allais vous rencontrer, ils m’ont dit: « Mais tu vas voir quelqu’un qui professe des idées complètement obsolètes et en particulier l’idée de nation ! Chevènement est complètement déconnecté de la réalité ! » Est-ce que vraiment on peut dire que l’idée de nation est obsolète ?

Jean-Pierre Chevènement : Je ne crois pas. D’abord parce que, dans le monde tel qu’il va, je ne vois pas que la nation ait disparu ni aux États-Unis, ni en Chine, ni en Russie, ni au Brésil, ni en Inde. Et je vois même que de très petites nations par la taille peuvent jouer un rôle très important: je pense à Singapour, à Israël, à Cuba, au Venezuela. Le monde reste fait de nations et ce n’est pas par hasard qu’il y a une Organisation des Nations Unies. C’est que les hommes se définissent aussi par une appartenance nationale et que la nation est le cadre de l’expression démocratique parce que, naturellement, le sentiment d’appartenance permet à la démocratie de fonctionner. La démocratie, c’est l’acceptation de la loi de la majorité. Ça ne va pas de soi. On accepte la loi de la majorité dans un certain cadre, loi de la majorité qu’on n’accepterait pas dans un autre cadre. Donc la nation, c’est la démocratie.

Deuxièmement, la nation, c’est la solidarité. Vous remarquerez que la Sécurité sociale est nationale. C’est un budget considérable. Sans la Sécurité sociale, quelle serait la réalité de l’État-providence ?

Enfin troisième argument, la nation est le levier de notre responsabilité par rapport au monde. Je sais bien que la mode était à l’humanitaire, mais rien ne vaut une politique étrangère vigoureuse qui s’exprime avec force sur des sujets déterminants pour l’avenir de la paix dans le monde. Je ne citerai que le problème israélo-palestinien; la question de l’Irak, qui a, je dirais, entraîné plusieurs guerres et des millions de morts; la question du Pakistan, Nation récente, à certains égards artificielle puisque constituée à partir de la volonté des musulmans de l’Inde de se doter d’un État : nous devons aider ce pays à affermir sa vocation nationale et à devenir une nation comme les autres, coopérant avec ses voisins, je pense en particulier à l’Inde. C’est une dimension tout à fait essentielle: il faut que le Pakistan passe d’une géopolitique passionnelle à une géo-économie rationnelle. Je pourrais prendre un exemple en Europe…. Croyez-vous que l’unification allemande n’est pas dû quelque part au sentiment national allemand? Quand les manifestants de Dresde ou de Berlin ont commencé a crier non plus « wir sind das Volk », c’est-à-dire « nous sommes le peuple »,  mais « wir sind ein Volk », « nous sommes un peuple », on a assisté à un changement qualitatif de la revendication: c’était une revendication nationale. Et le chancelier Kohl a bousculé le jeu pour imposer une réunification qui correspondait d’ailleurs naturellement à l’aspiration des allemands. Je pourrais multiplier les exemples.

Ceux qui ne sont pas dans le coup, c’est à mon avis ceux qui surfent sur la mode et qui ont oublié que le sentiment d’appartenance nationale s’est forgé au long des siècles, pour ne pas dire des millénaires, qu’il y a là quelque chose d’extrêmement fort qu’on ne peut pas faire disparaître d’un coup de gomme. Certains y ont cru dans le passé. En France dans les années 30, on était très anti-national… Les gens regardaient vers Rome, Moscou, Berlin, pas vers Paris. A Paris, on était pacifiste, puis ça a donné la défaite de 1940, l’occupation. Et on a vu des gens comme Aragon qui «conchiait» le drapeau français qui, ensuite, ont chanté la France dans leur poésie – très bien d’ailleurs…

Donc, vous voyez, c’est quand même tout à fait significatif: il y a des gens qui ont changé d’avis, qui étaient très hostiles à l’idée-même de nation dans laquelle ils voyaient le synonyme de la grande boucherie de la guerre de 1914 1918, qui ont fini par redécouvrir la vertu démocratique et libératrice de la nation.

Pascale Fourier : Mais certains pourraient vous dire que maintenant les problèmes ont vraiment une dimension internationale, en particulier les problèmes liés aux changements climatiques, à la crise, et que donc il faut savoir dépasser le cadre national…

Jean-Pierre Chevènement : Mais les problèmes ont toujours eu une dimension internationale ! Ca ne date pas d’hier. Et la nation, comme je vous l’ai dit, est un levier à partir duquel on peut agir dans l’ordre international. Jaurès disait déjà:« Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». Il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil.

S’agissant de la crise, je vous fais observer que la réaction a été d’abord nationale. C’est Messieurs Sarkozy et Gordon Brown qui ont fait des propositions que Madame Merkel d’abord ne voulait pas accepter et qu’elle a fini par entériner quand on s’est aperçu que les banques allemandes étaient au bord de la faillite. Et puis, de proche en proche, on a réuni le G 14 qui est devenu le G 20, à Washington, et par conséquent, à partir d’initiatives nationales, on a entériné les choses au niveau de plusieurs cercles de solidarité, au niveau de l’Union Européenne – et ce n’est pas allé sans mal-, et puis au niveau des vingt pays qui représentent 85 % du PIB mondial – vous me direz que le PIB n’est plus à la mode…, certes… Mais je dirais qu’il vaut mieux avoir des idées claires et qui résistent que de chevaucher des coquecigrues…. Vous connaissez ce mot ?

Pascale FourierNon…  

Jean-Pierre Chevènement : C’est dans Rabelais. Ce sont des animaux volant en haute altitude avec mille pattes, des mille-pattes volants. On appelle ça des coquecigrues. Alors il y a beaucoup de gens qui courent après les coquecigrues…

Pascale Fourier : Certains vous diraient : « Certes, ce que vous dites jusque-là est valide. Mais il faut mettre tous nos espoirs dans la construction d’une Europe dans laquelle un peuple européen pourrait se reconnaître »…

Jean-Pierre Chevènement : Mais vous savez, on n’a pas fait le peuple français d’un seul coup. On a mis au moins mille ans, peut-être même deux mille. Et je ne sais pas ce que c’est le peuple européen. Où s’arrête-t-il ? Est-ce que vous allez rejeter les Russes par exemple – je ne parle pas des Ukrainiens, des Biélorusses, etc.. Quid de la Turquie ? Qu’est-ce que l’Europe, enfin, où s’arrête-t-elle ? À l’Oural, à Vladivostok, avant ? Tout ça est une idée encore imprécise qui est liée à un cercle de solidarité entre les nations européennes parce qu’elles sont situées à l’extrémité du petit cap eurasiatique. C’est vrai, mais prenons par exemple le commerce extérieur. L’Allemagne a une politique de déflation salariale depuis 2000 qui lui donne une compétitivité très grande au détriment de ses voisins européens. Donc on ne peut pas dire qu’elle ait une stratégie véritablement coopérative l’échelle européenne. Elle a une stratégie dont je ne sais d’ailleurs pas à quel mobile profond elle obéit, parce qu’elle pèse aussi lourdement sur la croissance allemande. Certes, l’Allemagne a un fort excédent commercial, qui vient d’ailleurs d’être dépassé par l’excédent chinois. Mais cet excédent se réalise pratiquement aux deux tiers sur l’Europe. Il serait peut-être plus intelligent d’avoir une politique keynésienne à l’échelle d’un espace européen protégé. Mais qui est d’accord pour cela ? À ma connaissance, pas l’Allemagne, mais l’Allemagne est le pays le plus puissant d’Europe. Et à partir du moment où l’Allemagne ne veut pas d’un gouvernement économique de la zone euro, par exemple, comment le lui imposer ?

J’ai pris cet exemple. Je pourrais en prendre un autre. En matière nucléaire, l’Europe s’en est remis pour le choix de sa défense aux États-Unis. Si vous allez dans les pays de l’Europe centrale et orientale, vous verrez qu’ils préfèrent être protégés par Washington plutôt que par Bruxelles. On les comprend. Mais ils préfèrent même Washington à Paris ou à Londres. Et d’une certaine manière on peut comprendre aussi parce qu’il y a le souvenir de 1940. Les Britanniques considèrent que leur sécurité est fondée sur une relation spéciale avec les États-Unis, qui leur fournissent leurs missiles Trident. L’Allemagne? Son ministre des affaires étrangères est pour une Europe dénucléarisée. Mais ce n’est pas la position de la France. Et vous comprenez bien qu’on peut parler d’Europe sans savoir, mais la réalité, c’est que l’Europe se fait sur certains sujets à géométrie variable, qu’elle est une dimension importante, essentielle même de notre politique, mais elle ne s’y résume pas. Si on comptait sur l’Europe pour vendre des Rafales, nous n’aurions encore rien vendu. Parce que, par exemple aux Pays-Bas, les Américains sont suffisamment influents pour avoir imposé l’achat de F16 ou F18, et  demain de JFS 35. Par contre, au Brésil, on a réussi à vendre trente-six Rafales.

Donc la France a une vocation non seulement européenne, mais mondiale, et il ne faut pas l’oublier. Nous sommes le plus important des pays francophones: ça représente quand même une des grandes langues des civilisations. Et elle sera bientôt plus parlée en Afrique qu’en Europe. La France est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce n’est pas rien. Cela nous donne des responsabilités et des devoirs particuliers. Nous sommes un des pays membres du club très restreint des Etats dotés nucléairement, d’après les traités – il y a en 5, d’abord le TNP, et puis 3 autres s’y sont rajoutés en contravention avec le TNP.

Voilà, tout ça, ce sont des réalités nationales. On ne peut pas comprendre que l’Inde et le Pakistan aient voulu accéder à l’arme nucléaire si on ne parle pas du conflit indo-pakistanais qui dure depuis cinquante ans, un peu plus même. Et Israël? Est-ce qu’on peut comprendre qu’Israël se soit dotée d’armes nucléaires indépendamment du contexte du Proche-Orient ?

Vouloir faire l’impasse sur la réalité nationale, c’est se condamner à ne rien comprendre au monde dans lequel nous vivons. Ceux qui sont modernes ne sont pas ceux qui le croient.

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