Le désarmement nucléaire, au risque de l’alignement sur les Etats-Unis

Quatre personnalités françaises, dont deux anciens Premier ministres, plaident, dans Le Monde du 15 octobre, « pour un désarmement nucléaire mondial, seule réponse à la prolifération anarchique ». Les signatures sont prestigieuses : Michel Rocard, Alain Juppé, Alain Richard et le général Bernard Norlain.
L’alignement sur les Etats-Unis a aujourd’hui bonne presse, grâce au président Obama, couronné d’un prix Nobel. En sera-t-il toujours ainsi ? Les Etats-Unis offriront-ils définitivement un visage sympathique ? Pour de nombreux Français (dont je suis), qui ont conscience de vivre dans un monde dangereux, la possession de l’arme nucléaire est la garantie ultime qu’un scénario comme juin 1940 ne se reproduira pas…

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Quatre personnalités françaises, dont deux anciens Premier ministres, plaident, dans Le Monde du 15 octobre, « pour un désarmement nucléaire mondial, seule réponse à la prolifération anarchique ». Les signatures sont prestigieuses : Michel Rocard, Alain Juppé, Alain Richard et le général Bernard Norlain.

 

1) Que disent-ils (pour l’essentiel) ?

« Les cinq puissances nucléaires reconnues par le traité de 1968 [Etats-Unis, Russie, Royaume-Uni, France et Chine] doivent engager un processus conduisant de manière planifiée au désarmement complet, y associer pleinement les trois puissances nucléaires de fait, écarter tout projet de développement d’arme nouvelle, prendre plus d’initiatives et de risques politiques pour surmonter les crises régionales majeures« .

Ils « expriment le vœu que la France affirme résolument son engagement pour le succès de ce processus de désarmement et sa résolution d’en tirer les conséquences le moment venu quant à ses propres capacités ».

2) Qui sont les quatre signataires ?

Ils suivent la trace de quatre anciens responsables américains qui plaidaient, dans le Wall Street Journal du 4 janvier 2007 pour « un monde sans armes nucléaires ». Les signataires étaient George Schultz, William Perry, Henry Kissinger et Sam Nunn. Tous furent des responsables de premier plan de la sécurité nationale des Etats-Unis, démocrates et républicains.

Michel Rocard. Depuis la publication de cet appel américain, Michel Rocard cherchait à faire de même en France. Ses positions antinucléaires ne sont pas nouvelles. Le dirigeant socialiste n’a jamais été entièrement convaincu par le virage de son parti, pris en 1978, sous l’influence de François Mitterrand et de Charles Hernu en faveur de la dissuasion nucléaire. S’il est resté prudent dans son expression, notamment lorsqu’il était Premier ministre, dès la fin des années 90, il multiplie les interventions en faveur du désarmement nucléaire, notamment avec le mouvement Pugwash. Sans faire de la psychanalyse de comptoir, Michel Rocard a toujours entretenu des rapports difficiles avec son propre père, Yves, physicien et homme de droite, qui fut l’un des pères de la bombe atomique française.

Alain Juppé. En lui, Michel Rocard a trouvé un allié de poids. Grâce en soit rendue à Nicolas Sarkozy qui les a nommé tous deux responsables du « grand emprunt », ce qui a accélerer leur rapprochement. On sait qu’Alain Juppé, pourtant issu du parti gaulliste, a sérieusement « verdit » son discours et ses convictions depuis plusieurs années. De l’écologie à l’anti-nucléaire militaire, il n’y a qu’un pas. En 1995, ce même Alain Juppé (d’abord ministre des affaires étrangères, puis comme Premier ministre) avait évoqué d’une « dissuasion concertée » entre Européens. Une idée parfois jugée baroque, tant la décision finale ne se partage pas.

Alain Richard. Longtemps proche de Michel Rocard, l’ancien ministre socialiste de la Défense (1997-2002) appartient à l’aile la plus atlantiste, la plus pro-américaine de son parti.

Bernard Norlain. Le général d’aviation, aujourd’hui à la tête de la Revue de la Défense nationale, a été le chef de cabinet militaire des Premiers ministres Jacques Chirac et Michel Rocard. A travers lui s’exprime un courant important au sein des armées, mais peu connu du grand public : l’hostilité au nucléaire. Pour deux raisons : l’arme atomique est d’abord une arme politique de non-emploi, qui a été imposée à un corps militaire globalement réticent par le général De Gaulle. C’est une arme que les militaires servent, mais dont ils ne peuvent pas se servir. Du coup, ils préfèrent les porte-avions, les avions de chasse ou les blindés. Et ce – c’est la deuxième raison – d’autant plus que l’arme nucléaire est chère. Chaque année, la France y consacre environ trois milliards d’euros (un peu plus cette année avec les commandes de missiles M-51), soit 10% du budget de la défense.

3) Que peut-on en penser ?

J’exprime ici un point de vue personnel. Le désarmement nucléaire mondial est, comme le dit, le géopoliticien Gérard Chaliand (dans une longue interview parue ce matin dans Libération), une « utopie ». Il se trouve que certaines utopies peuvent être dangereuses.

Le risque essentiel pour la France est un alignement encore plus grand – et définitif – sur la politique des Etats-Unis. Le retour dans l’Otan, plébiscité par les armées, est déjà un pas important dans cette direction. Mais il reste un élément, central, qui y échappe : la dissuasion nucléaire. Celle-ci exige de maintenir des compétences industrielles, scientifiques et militaires de très haut niveau, qui contribue à l’autonomie stratégique de la France. Notre pays peut y renoncer, mais ce sera alors un choix sans retour. Il ne restera plus ensuite qu’à s’aligner sur la puissance dominante, ou à se retirer des affaires mondiales. L’atome a un « pouvoir égalisateur » – il permet au faible de jouer dans la cour du fort. C’est là raison pour laquelle, l’Iran souhaite s’en doter… et que la France le fît en son temps.

L’alignement sur les Etats-Unis a aujourd’hui bonne presse, grâce au président Obama, couronné d’un prix Nobel. En sera-t-il toujours ainsi ? Les Etats-Unis offriront-ils définitivement un visage sympathique ?

Rappelons qu’un dirigeant français obtint lui aussi ce prix Nobel de la paix. Il s’agit d’Aristide Briand, en 1926. En 1928, il signa le pacte Briand-Kellog qui entendait mettre la guerre hors la loi. Les signataires « condamnent le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renoncent », prévoyait ce traité, entré en vigueur le 29 juillet 1929. Dix ans plus tard, la seconde guerre mondiale éclatait.

Pour de nombreux Français (dont je suis), qui ont conscience de vivre dans un monde dangereux, la possession de l’arme nucléaire est la garantie ultime qu’un scénario comme juin 1940 ne se reproduira pas.

Jean-Dominique Merchet, journaliste à Libération
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  • Gaullisme.fr publie le texte commun dont les signataires sont : Alain Juppé, ancien premier ministre ; Bernard Norlain, général, ancien commandant de la force aérienne de combat ; Alain Richard, ancien ministre de la défense,  Michel Rocard, ancien premier ministre.

  • L’importance de ce texte explicite m’autorise à suggérer deux autres titres possibles : Juppé et Rocard unis contre de Gaulle ou Juppé, Rocard : en service commandé contre l’armement nucléaire de la France ?

 

Pour un désarmement nucléaire mondial, seule réponse à la prolifération anarchique

Conçue dans la lutte extrême de la seconde guerre mondiale, l’arme nucléaire est devenue l’outil de la dissuasion mutuelle des deux protagonistes de la guerre froide, rejoints par le Royaume-Uni, la France et la Chine. La dissuasion, associée à la suprématie stratégique des « deux grands » de l’époque, a joué un rôle de limitation des conflits armés pendant la guerre froide ; elle a conservé en partie cette fonction depuis lors. Deux évolutions profondes de la scène mondiale obligent cependant à réexaminer le rôle de l’arme nucléaire pour demain.

D’une part, la variété des conflits après la fin des blocs offre beaucoup moins de prise aux mécanismes de la dissuasion. Beaucoup des acteurs y sont engagés avec des objectifs purement locaux, ne se rangent aux pressions d’aucune puissance globale et n’atteignent pas les intérêts vitaux des puissances nucléaires. Celles-ci ont opté durablement pour des politiques coopératives dans leurs rapports mutuels. Les seuls porteurs d’une contestation globale sont des acteurs non étatiques tentant de répandre leur fondamentalisme. La pertinence stratégique de la dissuasion connaît des « angles morts » de plus en plus larges.

D’autre part, l’instrument de régulation constitué par les accords anti prolifération à partir du traité de 1968 a perdu de son efficacité. Il a pu, voici deux ou trois décennies, amener certains Etats à ne pas acquérir l’arme nucléaire ou à s’en défaire. Mais les engagements des puissances nucléaires qui fondaient l’équilibre du système n’ont pas abouti. Israël, l’Inde et le Pakistan sont entrés dans le « club » sans résistance, le règlement des crises régionales les plus aiguës n’a pas été obtenu et les détenteurs de l’arme n’ont fait que des progrès limités dans le processus de désarmement auquel ils avaient souscrit.

Ces échecs de la non-prolifération, que confirment et accentuent les actions de l’Iran et de la Corée du Nord, ont des conséquences cumulatives : la légitimité des accords actuels est affaiblie par les proliférations déjà admises, l’efficacité d’un système fondé sur un petit nombre d’acteurs connaissant la cohérence stratégique de l’adversaire est minée par l’arrivée de nouveaux venus. Le phénomène contient des risques d’emballement à terme par la multiplication des protagonistes et par l’instabilité institutionnelle pouvant affecter l’un d’eux. La sécurité internationale est donc gravement en cause. Ajoutons que les succès relatifs obtenus contre la prolifération d’autres types d’armes peuvent être fragilisés par la propagation de la plus puissante des armes de destruction massive qu’est l’arme nucléaire.

La conséquence de ces observations est claire : la réussite de la non-prolifération est une nécessité première pour la paix, et elle repose sur des initiatives urgentes et beaucoup plus radicales des cinq puissances nucléaires reconnues par le traité de 1968. Elles doivent engager un processus conduisant de manière planifiée au désarmement complet, y associer pleinement les trois puissances nucléaires de fait, écarter tout projet de développement d’arme nouvelle, prendre plus d’initiatives et de risques politiques pour surmonter les crises régionales majeures.

Barack Obama, le président américain, a pris des positions très prometteuses dans ce sens à partir de son discours de Prague le 6 avril, puis de ses rencontres avec le président russe Dimitri Medvedev. Un mouvement stratégique majeur peut être en train de s’engager. Les obstacles prévisibles sont cependant massifs : l’attachement aux acquis de puissance de l’establishment politique et militaire aux Etats-Unis, la méfiance devant le changement des dirigeants russes et chinois, les stratégies régionales de l’Inde, du Pakistan et d’Israël, la difficulté d’obtenir la renonciation de la Corée du Nord et de l’Iran.

La France a une place spéciale dans ce débat par sa tradition d’indépendance, le sens des responsabilités que démontrent la stricte suffisance de son arsenal et la solidité de ses dispositifs de sécurité, sa participation persévérante et constructive à toutes les initiatives de limitation et de contrôle efficace des armements. Elle est tout aussi intéressée que les autres puissances nucléaires au rétablissement d’une non-prolifération crédible. Le message politique de paix et de justice qu’elle entend adresser au monde lui impose d’être un acteur dynamique et créatif du processus de désarmement effectif et équilibré qui peut s’amorcer et qu’espèrent la très vaste majorité des peuples de la planète et tous nos partenaires européens.

Au nom de leur expérience de ce sujet, les signataires de la présente déclaration expriment le vœu que la France affirme résolument son engagement pour le succès de ce processus de désarmement et sa résolution d’en tirer les conséquences le moment venu quant à ses propres capacités, en ouvrant les débats nécessaires dans ses institutions démocratiques et en préparant activement les échéances prochaines de négociation, en premier lieu la préparation de la conférence quinquennale d’examen du traité de non-prolifération nucléaire de 2010.

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