La majorité qualifiée …

 

lacroix

… peut déconstruire l’Europe.

Cette évolution institutionnelle nous est présentée parfois comme la seule voie susceptible d’améliorer la gouvernance de l’Union.

Les opinions publiques européennes n’ont peut être pas complètement perçu l’enjeu considérable pour l’avenir de l’Union d’une généralisation du vote à la majorité qualifiée explicitement prévue dans le traité de Lisbonne. De quoi s’agit-il au juste ? Afin de rendre les décisions du Conseil plus rapide, le recours au système de vote à la majorité qualifiée permet à une coalition majoritaire d’États membres d’imposer son point de vue à une minorité. Il n’est donc plus besoin de réunir l’unanimité, de dégager après négociations un consensus pour prendre des décisions dans un nombre de secteurs toujours plus importants de la vie économique et sociale. Au nom d’un intérêt général qui ne coïnciderait plus totalement avec des intérêts particuliers propres à certains pays, ce type de fonctionnement institutionnel est généralisé. Il aura plusieurs conséquences.

– Un pays hostile à une mesure imposée par une majorité d’États membres sera placé dans l’obligation de l’appliquer, même si son opinion publique et ses dirigeants s’y opposent. On bascule donc d’une Europe confédérale – une Europe des États – vers une Europe fédérale où chaque État devient une région d’Europe pesant essentiellement selon son poids démographique dans les décisions de l’Union.

– On suppose également que les opinions publiques des pays mis en minorité accepteront le fait majoritaire imposé par d’autres membres de l’Union.

– On espère enfin, au moment où les limites d’une centralisation à outrance des politiques sont pourtant dénoncées, qu’une politique globale à l’échelon de l’Union sera en capacité de satisfaire la demande de diversité des 27 pays membres.

Cette évolution institutionnelle nous est présentée parfois comme la seule voie susceptible d’améliorer la gouvernance de l’Union. Pourtant, des alternatives ne manquent guère. Le système des coopérations renforcées existe et pourrait être étendu. L’Europe à plusieurs cercles, munie d’une avant-garde, représente également une possibilité d’évolution institutionnelle. Mais surtout, le retour à des coopérations plus opérationnelles du type Airbus, Ariane espace ou encore Galileo constitue une approche beaucoup plus pragmatique. En effet, on évite de se polariser sur l’extension de règles communes, de moins en moins adaptées aux spécificités de chacun, en choisissant «l’Europe des projets» dotée d’un budget digne de ce nom et non « l’Europe de la réglementation ».

Le choix d’une extension du vote à la majorité qualifiée n’est donc pas la seule voie possible, car elle risque au contraire de provoquer de nombreux problèmes et notamment : césure entre pays européens dont certains auront imposé leurs décisions à d’autres qui s’y seront vainement opposés ; perte de souveraineté de certains peuples ; marchandages opaques entre secteurs d’activité afin d’obtenir des coalitions d’intérêts ; fragilisation des secteurs d’activité orphelins ou des pratiques non partagées par une majorité de pays; méfiance vis-à-vis de l’Europe qui impose contre des majorités nationales clairement constituées. À court terme, les risques de conflits, voire d’éclatement de l’Union, sont donc potentiellement très grands. On peut donc s’étonner d’une telle fuite en avant pouvant mettre à mal l’édifice européen patiemment construit depuis plus de soixante ans.

Cette prise de risque inconsidérée est donc particulièrement mal expliquée à l’opinion publique. Pourtant, elle est consubstantielle au passage d’un mode de décision à la majorité qualifiée. Au moment où la constitutionnalité du traité de Lisbonne est remise en cause en Allemagne – le tribunal constitutionnel allemand de Karlsruhe évoque même dans son arrêt du 30 juin 2009 le déficit démocratique de l’intégration européenne en l’absence d’un peuple européen – on peut s’interroger sur la compatibilité du traité de Lisbonne avec la Constitution française. Le préambule de notre Constitution ne dit-il pas : « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale… » ou encore à son article 3: «La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par le référendum. » En réalité, ce n’est plus le cas. Le futur article 88.1 de la Constitution française dans son titre XV intitulé « de l’Union européenne » prévoit notamment pour les États « d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité de l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ». En clair, d’accepter que la lecture de notre Constitution soit conditionnée par l’application d’autres textes européens dont le traité de Lisbonne. D’accepter un système de souveraineté partagée généralisée à l’exception du droit pénal, du droit fiscal, des prestations sociales, de la police et de la défense qui demeurent de compétence nationale.

L’Europe de la majorité qualifiée, c’est donc l’Europe qui pousse la logique technocratique jusqu’à risquer sa dislocation. C’est l’Europe des coalitions des uns contre les autres. C’est l’Europe des marchandages possibles sur le dos de secteurs entiers de nos économies qui n’auront pas su faire valoir leurs droits. C’est l’Europe qui renie une partie de la souveraineté des peuples au seul motif d’un intérêt supérieur qui reste à démontrer. C’est l’Europe qui recrée des antagonismes nationaux, là où elle a patiemment réussi à les réduire depuis plus de soixante ans. C’est l’Europe qui ne choisit toujours pas la voie de projets fédérateurs demandant la mise en commun de moyens financiers suffisants. Prenons garde de ne pas sacrifier notre Europe sur l’autel des utopies globalisantes !

(1) Stéphane Madaule, essayiste, maître de conférence à Sciences-Po Paris (La Croix)
 Stéphane Madaule est l’auteur de Questions d’Europe aux éditions l’Harmattan, réédité en 2007 en version augmentée
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31eaihXdlSL__SL500_AA240_Présentation de l’éditeur

L’Europe ! L’Europe ! L’Europe ! avait coutume de dire le Général de Gaulle. L’Europe pour quoi faire ? Serait-on tenté d’ajouter aujourd’hui. Cette nouvelle édition augmentée de Questions d’Europe nous aide à comprendre ses enjeux. Plus de trente-cinq thèmes sont abordés tour à tour sous forme de débats. Ils lèvent ainsi quelque peu le voile sur cette grande inconnue dont tout le monde parle sans vraiment la connaître. Les frontières de l’Europe, l’existence d’un peuple européen, son histoire, son mode de construction, les concepts arides de subsidiarité et de majorité qualifiée, le traité constitutionnel, les raisons de l’échec du référendum de mai 2005 en France, son avenir, tels sont quelques-uns des principaux thèmes qui jalonnent cet ouvrage. Mais, il ne suffit pas de vouloir l’Europe pour l’Europe. Il convient d’être capable de lui donner un sens. Le libéralisme, le libre-échangisme, le non-interventionnisme ont guidé ses premiers pas. Un contenu politique, social et démocratique semble indispensable pour construire son avenir.
 
 
 
 
 
 

 

Biographie de l’auteur
Né en 1958, Stéphane Madaule est docteur en économie. Écrivain, essayiste, il publie régulièrement des tribunes politiques, économiques et culturelles dans la presse nationale (La Croix, Libération, l’Humanité). Le thème européen est au cœur de sa réflexion.
 
 
 
 
 

 

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