BNF et Google : l’insupportable tête-à-queue

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Par Jean-Noël Jeanneney (Le Figaro)

TRIBUNE – L’ancien président de la Bibliothèque nationale de France, Jean-Noël Jeanneney, ne cache pas sa colère de voir la BNF mener des discussions avec Google pour sa bibliothèque numérique.

 

Restons calmes. Dominons la colère devant un acte insensé. Surmontons le chagrin de voir la politique culturelle de la France ridiculisée. Dépassons la surprise de découvrir le dirigeant d’une entreprise nationale qui a fait carrière dans les eaux d’un parti prétendument néogaulliste songer à rompre si violemment avec l’héritage du Général.

Je rappelle qu’on a pu lire en première page de La Tribune du mardi 19 août 2009 ce titre : «Livre en ligne : Google a gagné» avec en surtitre : «La Bibliothèque nationale de France ferait appel aux services du géant». À l’appui viennent les propos d’un cadre important de cette institution, le directeur général adjoint, directeur des collections, annonçant sans ciller que les négociations avec Google pourraient aboutir d’ici à quelques mois, ce changement complet de stratégie étant motivé «par le coût extrêmement élevé de la numérisation des livres».

En face de ce tête-à-queue, il faut rappeler quelques données simples. Devant l’annonce tonitruante par Google, en décembre 2004, de la création prochaine d’une bibliothèque numérique d’une dizaine de millions d’ouvrages à mettre en ligne, la BNF avait dénoncé le péril d’un quasi-monopole dans ce champ, rappelant le prix sans pareil de la diversité culturelle, sur laquelle l’Unesco a adopté depuis lors une convention retentissante. Or il se trouve que ce danger est aussi vivant que jamais. Le moteur de recherche Google est une réussite universelle et il rend bien des services. Mais lui confier, et à lui seul, qui vit du profit de la publicité et est enraciné, en dépit de l’universalité de son propos, dans la culture américaine, la responsabilité du choix des livres, la maîtrise planétaire de leur forme numérisée et la quasi-exclusivité de leur indexation sur la Toile, le tout étant au service, direct ou indirect, de ses seuls gains d’entreprise, voilà bien qui n’était pas supportable.

Cet appel, porté ensuite par Jacques Chirac, alors chef de l’État, et plusieurs de ses homologues européens, a conduit à l’essor remarquable de Gallica, sur le site de la BNF, et à la naissance de cette bibliothèque numérique, fille de notre continent, baptisée par nous Europeana (à partir de racines grecque et romaine…) et qui aujourd’hui, en dépit de tel ou tel cahot de départ, est sur ses rails – quand bien même il faut, bien sûr, continuer d’en nourrir puissamment le contenu.

Or il est advenu que, tout autour de la Terre, les milieux professionnels et culturels ont prêté à cette campagne une attention dont l’ampleur a été vaste. Un peu partout, on s’est dit : «Il est donc possible de ne pas céder à l’exclusivité d’une domination “états-unienne”» ! Alors pourquoi pas nous aussi ?» La France, en l’occurrence sans nulle forfanterie, sans nulle arrogance, est apparue de la sorte exemplaire, inspirant en Europe, et dans le reste du monde, en dépit de diverses irritations américaines, des initiatives cousines de la nôtre.

Il faut que nos compatriotes comprennent avec quel étonnement condescendant on va commenter l’éventuel abandon de la ligne que notre pays avait tracée et où tant de vaillants esprits, convaincus, avaient commencé de s’engager. Dans quelques jours, je serai invité à Tokyo pour traiter de ce thème à l’occasion de la traduction (parmi treize autres…) de mon petit livre de combat : je viens de recevoir de là-bas un message d’interrogation courtoise et déjà légèrement méprisante…

À ces composantes culturelles et politiques du dossier, il faut adjoindre un volet moral. On sait que Google s’est emparé sans vergogne, pour les mettre en ligne, de larges fractions d’ouvrages sous droits, au grand dam des auteurs et des éditeurs de tous les pays. Ceux-ci s’en sont indignés. Un accord que Google aurait arraché, aux États-Unis, à ces professions, à force de pressions portées par son écrasante puissance (alors qu’en France elles résistent vaillamment) est remis en cause actuellement par la justice américaine, dans la belle tradition de la législation antitrust. Et ce serait le moment que choisirait la plus ancienne des institutions culturelles françaises pour passer sous les fourches caudines du «géant Google»… Holà !

Demeure enfin l’argument financier, celui-ci vraiment dérisoire au regard de l’enjeu que je viens de définir. Je me souviens que j’avais obtenu, sur injonction de l’Élysée à la Rue de Valois, en 2006, le principe d’une enveloppe d’une dizaine de millions d’euros qui suffisait à assurer la présence généreuse de la France dans cette grande entreprise européenne. Aujourd’hui où les effets d’échelle ont assurément diminué chaque coût unitaire, le fonctionnaire qui s’est exprimé au lieu et place du président de la BNF gémit devant le journaliste de La Tribune qu’il faudrait 50 millions d’euros pour numériser «tous les livres de la troisième République» – c’est-à-dire soixante-dix ans d’une activité éditoriale intense !

Mais qui parle d’une telle exhaustivité ? Elle est contraire au principe même de l’effort, qui consiste précisément à choisir parmi l’immensité des parutions afin d’offrir aux citoyens, aux journalistes, aux enseignants, un fil d’Ariane dans l’exploration de notre héritage culturel, contre cet ennemi essentiel : le vrac.

Et puis quand bien même la somme indispensable serait de quelques dizaines de millions d’euros sur quelques années ? En un temps où la crise conduit à des investissements spécifiques, chacun mesurera sans peine combien, par rapport à l’enjeu, par rapport à tant d’autres dépenses, celle-ci mérite que la nation la consente.

Rien n’est joué. Le ministre Frédéric Mitterrand s’est heureusement hâté de faire savoir qu’il gardait les mains libres. Il est donc encore temps de crier haut et fort qu’on enragerait à voir les autorités de notre pays persévérer dans cette voie et que gâcher de telles cartes, au grand dam de la France, de l’Europe et de la diversité culturelle, ce serait vraiment trop bête !

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